lundi 27 juin 2016

Fucking Sisyphe ou: combien de fois lit-on ce qu'on traduit?

Combien de fois lit-on ce qu’on traduit ? La question peut paraître étrange, mais n’est pas dénuée d’intérêt, car sa réponse est susceptible d’éclairer à la fois le travail du traducteur. On aurait tort, en effet, d’imaginer le traducteur comme quelqu’un se contentant d’établir un premier jet puis retravaillant dessus pour le parfaire. L’opération est évidemment plus complexe, et la traduction est composée d’un faisceau de temps (au pluriel) qui vont se superposant et s’accordant. Tentons donc de faire l’inventaire de ces lectures multiples.

Première lecture — c’est la prise de contact, le parcours initial, la découverte. On a confié au traducteur un texte, ou il parcourt un texte qu’il proposera à un éditeur, bref une rencontre a lieu. Il va sans dire que cette première lecture, étant sous-tendue par un désir de traduction, n’a rien d’une lecture ordinaire, si tant est qu’une telle chose existe. Lisant le texte pour la première fois, le traducteur ne se contente pas d’en apprécier la musique ou les entrelacs, il tend déjà l’oreille, cherche à percevoir la sourde rumeur de sa langue sous la grève étrangère qu’il foule (et voici pour l’image balnéaire, indispensable à l’atmosphère estivale qu’on souhaite à tout baigneur aventureux…). Ce faisant, il essaie également de repérer, parfois à son insu, comme malgré lui, les points d’achoppement, les récurrences problématiques, les nœuds possiblement gordiens. Lisant, en quasi sauvage, il s’écorche déjà, piétine déjà quelques zones, laisse déjà quelques marques. A proportion, son désir de traduire croît (ou décroît, c’est selon). Parfois, son excitation est telle qu’il interrompt la lecture pour se jeter, en sauvageon ou en botaniste, directement dans le défrichage. Mais ce n’est pas tout : cette première lecture lui permet également de repérer les champs du savoir qu’il va devoir explorer. Cette immersion lui indique des mondes extérieurs : il découvre ainsi, par exemple, qu’il va devoir se perfectionner dans d’inattendus domaines : la filature du coton en Patagonie au onzième siècle après Pompidou, la peinture du Caravage en 3D, les mouches préhistoriques, la haute finance chez les pingouins albinos, la ville de Guadalajara-sur-Marne, etc. C’est donc une lecture tout en lignes de fuite, à la fois concentrique et excentrique. Chaque ligne lue est vécue à la fois dans sa tension interne et dans ses virtualités externes. Comme un air qu’on déchiffre à l’oreille en subodorant qu’on va devoir apprendre à jouer de tous les éléments d’un futur orchestre. Prenante partition, s'il en est.

Deuxième lecture – Admettons que notre traducteur ait décidé de se lancer dans la traduction du texte. Le texte à traduire est là, à droite ou à gauche de son ordinateur (dans la plupart des cas), ses mains s’approchent du clavier, puis, comme au signal d’une baguette magique (ou d’un fouet de galérien…) il — stop ! Ce serait oublier, à ce stade, une autre lecture, qui se révèle parfois nécessaire, voire indispensable. Une lecture au crayon. Tout dépend bien sûr de la méthode envisagée, mais il arrive qu’un traducteur ait besoin de relire le texte, crayon à la main, afin de le « baliser ». Ça peut aller du simple éclaircissement lexical – noter la traduction de certains termes abscons ou ignorés dans l’interligne afin de ne pas ralentir la traduction future, signaler par des traits les passages particulièrement retors, marquer d’une croix les occurrences qui nécessiteront une uniformisation, etc – aux notes marginales : éclaircissements concernant des noms propres, des données historiques, des subtilités techniques, etc. Chacun a sa méthode, ses tics. C’est une façon d’apprivoiser le texte, d’y inscrire à l’avance sa discrète ADN, de distiller entre ces lignes des indices de son dévoilement. C’est une forme de repérage.

Troisième lecture – Admettons (bis) que notre traducteur ait décidé de se lancer dans la traduction du texte. Le texte à traduire est là, à droite ou à gauche de son ordinateur (dans la plupart des cas), ses mains s’approchent du clavier, puis, comme au signal d’un fouet de maîtresse SM (ou d’une baguette de sourcier en titane…), il se lance, s’élance, danse. Pense aussi. Mais surtout voit double. En effet, il lit ce qu’il traduit tout en lisant ce qu’il écrit. Sa lecture est alors étrangement stéréoscopique, et d’autant plus active qu’elle semble faire corps avec l’écriture même. Non seulement il lit ce qui est écrit dans l’original, mais il lit également, cela va de soi, ce qu’il écrit, à la fois à mesure qu’il l’écrit et après l’avoir écrit. Et comme il revient souvent au texte original, comme il relit plusieurs fois ce qu’il écrit, se reprenant, effaçant, corrigeant, déplaçant, on peut avancer sans trop de risque que cette lecture active en vaut trois ou quatre. C’est une lecture de brodeur, où l’on fait deux points en avant, trois en arrière. Une lecture-écriture, à la fois bègue et duplice. Ecrivant, il redevient lecteur. Traduisant, il devient le propre lecteur d’un texte en cours de formation, qu’il corrige déjà comme s’il était un autre que celui qui l’écrit. En cela, il devient écrivain ; en cela, il comprend qu’échouer mieux est son objectif. Bref, il transpire.

Quatrième lecture – Selon chaque traducteur, la méthode diffère. Certains préfèrent effectuer un premier jet intégral, une sorte de translating-binge de fond. D’autres se contentent d’avancer chapitre par chapitre, d’autres encore revoient le soir même ce qu’ils ont traduit dans la journée, d’autres encore au matin le labeur de la veille. Mais quelle que soit la stratégie adoptée (et qui peut changer en fonction du livre), on aborde ce qu’on appelle un peu naïvement la « première relecture », qui est aussi la « première réécriture ». Là, le traducteur se retrouve dans une étrange position, pour ne pas dire posture, à cheval entre deux rives, rivé entre deux chevaux (quant à savoir si les deux textes qu’il traverse sont immobiles comme des rives ou si au contraire elles caracolent, je vous laisse juge). Cette fois-ci, se relire est délicat : le texte d’arrivée semble avoir acquis, malgré tous ses défauts, une réalité, une forme d’immobilité. Le travail le plus important du traducteur consiste alors à ne pas se laisser abuser par l’impression ô combien trompeuse d’être en face d’un « texte » – ce qu’il a écrit (la veille, le matin, etc.) doit être considéré comme une matière meuble et mobile, un matériau appelant gouge et ciseau. D’autant plus que, telle une ombre portée, le texte de départ continue de veiller, non loin, à quelques centimètres. Le traducteur non seulement relit ce qu’il a écrit mais relit ce qu’il a traduit, en exécutant par l’œil et la pensée des mouvements susceptibles d’intéresser un colibri ou un oiseau-mouche. Et bien sûr, chaque fois qu’il apporte une modification – lexicale, syntaxique, grammaticale, musicale, sémantique, etc. – le traducteur se relit, et ce faisant c’est comme s’il relisait toutes les strates accumulées par lui, n’hésitant pas parfois à revenir à une version antérieure, sondant sans relâche (on l’espère) l’épais palimpseste qu’il contribue à confectionner. Cette quatrième lecture, on l’a compris, en vaut bien dix. Je vous l'ai fait à la louche.

Cinquième lecture – Partons du principe qu’après ce travail tout en retouches, réarrangements, interpolations, vérifications, ratures, gageures et autres aventures dignes souvent d’un sodomiseur de muscidés, notre traducteur sente qu’il a accompli sa besogne de façon plutôt satisfaisante. Il va devoir « rendre » son texte à l’éditeur. Bien sûr, au seuil de cet étape, les doutes le saisissent – le doute est au traducteur ce que la détumescence est à l’acteur porno : inévitable mais embarrassant (je vous laisse imaginer d’autres images plus « parlantes », bien sûr). Bref, son texte est là, devant lui, imprimé, apparemment propre et policé. Que fait-il, notre traducteur ? L’imprudent, voilà qu’il se relit, picorant, feuilletant, contrôlant. En fait il recommence, c’est plus fort que lui. Il joue au lecteur extérieur. Il admire, puis, soudain, critique. Retouche. Apporte des changements. Evidemment, ces modifications ébranlent un peu l’édifice. Il convient de tout reprendre alors, comme à distance, mais en restant prêt à s’enfoncer dans la masse à tout moment. Cette cinquième lecture, parfois déstabilisante, et qui peut révéler de graves problèmes, en vaut bien trois, car il faudra réintégrer les corrections, et donc relire les passages amendés. Fucking Sisyphe

Sixième lecture — On pourrait faire figurer ici, en guise de sixième lecture, l’ensemble des lectures adventices qui accompagnent toute traduction ou presque. Car, pour mener à bien sa tâche, le traducteur est souvent amené (pour ne pas dire précipité) à procéder à d’autres lectures – les autres livres de l’auteur, par exemple, qui lui permettront d’estimer la nuance et la chaleur des divers pigments de sa palette ; mais aussi des livres plus érudits, traitant de sujets abordés par l’auteur ; bref, toutes sortes de textes périphériques, qu’il arpentera à plus ou moins grandes foulées, afin d’accroître sa familiarité avec le texte à traduire. Du temps en plus, donc, mais aussi du plaisir en sus. L’espère-t-on. Qui traduit du Fielding s’abîmera dans Lesage. Qui se tape du Joyce ira boire à la fontaine shakespearienne. Un peu de Mason & Dixon de Pynchon ? Et hop, passage obligé par des traités d’astronomie, entre autres joyeusetés. Un rude polar ? Ouvrons un précis médico-légal. Un poème de Ginsberg ? Zou, un joint ! Euh pardon, une étude sur la psilocybine dans la culture aztèque. Les possibles sont infinis. Hélas. Tant mieux. Hélas tant mieux.

Septième lecture – Partons du principe que le traducteur a remis sa « copie » – terme éloquent qui n’est pas sans trahir en lui le faussaire assermenté. Ladite copie est donc entre les mains de l’éditeur ou de sa horde d’ouvriers zélés. Là, espérons qu’il y a quelqu’un qui sait faire son boulot et a pris des cours de diplomatie. Mais c’est un sujet à part entière et nous ne nous attarderons pas sur ses méandres. Le fait est que le traducteur reçoit bientôt, comme par un retour de courrier évoquant malicieusement les effets gracieux du boomerang, sa traduction. Elle est désormais assortie de « suggestions », pour rester poli. Quelles que soient l’ampleur et la pertinence desdites suggestions (là encore, un tout autre sujet), il va devoir en tenir compte et se remettre au charbon. Donc, lire les suggestions, lire son texte amélioré (ou défiguré) par les suggestions, refaire des essais, resserrer des boulons, repasser certains plis, prendre la mesure des répercussions de chacune de ces altérations. Cette phase s’appelle communément l’arrachage des cheveux coupés en quatre. Elle mériterait à elle seule un traité de savoir-vivre, une étude sur la susceptibilité et un traité de la vanité. On n’y coupe cependant pas.

Huitième lecture – Cette fois-ci, on approche du but. (J’omettrai à desseins les éventuels va-et-vient supplémentaires de la copie entre éditeur et traducteurs.) Le texte est envoyé en composition et revient au bercail sous forme d’épreuves. Là, on attend du traducteur qu’il soit vigilant mais point trop tatillon. Il doit se relire et non réécrire. Pourtant, c’est là que surviennent, sournois, cruels, les ultimes regrets, les fatals remords. Il connaît tellement son texte qu’il a l’impression de le découvrir – autant dire qu’il frôle la psychose… Mais, en vaillant petit tailleur, il taille, et taille encore. La marge devient son caniveau de prédilection, il y fait un dernier numéro de claquettes.

Neuvième et dernière lecture – Le livre est là, définitif, non modifiable. Le traducteur a reçu ses exemplaires. Il l’hume, le tripote, le retourne, puis, indécrottablement imprudent, l’ouvre. Il admire l’ouvrage achevée. Et, bien sûr, tique. Il tourne les pages, se relit, bronche, sourcille. Il aimerait encore changer des choses. C’est une non-lecture, que celle-ci, une lecture censée redorer l’ego mais qui s’accompagne de pincements au cœur. Oublions-la. Il sera bien temps de la reprendre quand, à la faveur d’une réédition, le traducteur rêvera de pouvoir l’améliorer.

Et c’est là, cher public adoré, ce que l’éditeur paie 21 euros le feuillet (n’entrons pas ici dans des détails bassement matériels). Non pas juste mille cinq cent signes, mais tout un mille-feuille d’efforts accumulés, efforts rendus possibles par une maîtrise passionnée de la langue, un goût pervers pour les recherches, une connaissance vitriolique d’une œuvre, un sens masochiste de l’obstination, une capacité jubilatoire à l’auto-critique, une bonne imprimante et des nerfs solides en cas de plantage informatique.


Voilà. J’espère avoir, par ce rapide topo, suscité autant de vocations que décourager d’éventuelles velléités.

vendredi 24 juin 2016

Calibrer le crabe: avant de traduire

Dès septembre prochain, je vous propose de m’accompagner dans la traduction de Jérusalem, d’Alan Moore, à paraître aux éditions Inculte à la rentrée 2017. Mais avant de vous parler de ce roman et de sa « translation », commençons par le commencement.

Une des premières choses que doit faire le traducteur, face à un texte qu’on lui propose, c’est le « calculer ». Avant d’en devenir le lecteur obsessionnel et assidu, avant même de le déplier, de le décortiquer comme un curieux et croquant crustacé, il doit s’assurer du volume qu’occupe ledit texte dans le temps. Ce crabe a un poids avant d’être une démarche. Certes, les difficultés inhérentes à certains passages sont à prendre en compte, puisqu’ils vont générer un temps de traduction peut-être plus complexe (je pense ici en particulier au chapitre 26 de Jérusalem, écrit dans l’esprit, et la lettre, de Finnegans Wake…), mais ce qui importe, paradoxalement, c’est, avant même la lettre, le chiffre.

On appelle ça « calibrer » – processus assez simple qui consiste à calculer le nombre de signes (espaces compris, youpi) que « fait » le texte. Il s’agit, si l’on veut, d'estimer sa « masse ». Cela peut paraître un peu trivial, mais c’est essentiel : avant d’être feuilleté, le texte – labyrinthique, roué – est un volume, et l’une des taches de la traduction va consister à faire entrer ce volume dans du temps. En effet, à de rares exceptions, toute traduction s’inscrit dans une durée déterminée à l’avance, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’éditeur a fixé une date de parution (demain, souvent), à partir de laquelle il induit une date de remise de la traduction (souvent un dimanche férié), qui prend en compte le temps imparti à la relecture (par des psychopathes bienveillants), à la fabrication, etc. Ensuite, le traducteur, qui est rémunéré (pour caricaturer…), doit veiller à ce que la somme perçue lui permette de vivre (de vivre, pas de faire la noce, hein), et donc ne s’étale pas sur une durée trop longue. Ces contingences, qui ressortent de la contrainte, ne sauraient être considérées comme extérieures au devenir du texte. On traduit en temps réel, dans le cadre d’une réalité économique, pas seulement dans des sphères nébuleuses. Le traducteur doit être en mesure de décider s’il est capable ou non de traduire tel livre dans tels délais fixés. Cette décision est capitale, car elle influera sur son rythme (et sa méthode) de travail. Outre le fait que traduire cent pages en six mois ne serait guère rentable pour un traducteur, il n’est pas certain que la traduction de ces cent pages serait meilleure si elle était accomplie en six mois plutôt qu’un deux. La traduction n’est pas une tâche infinie – seuls les plaisirs de la traduction le sont. L’aiguille tourne, le compteur tourne, les rotatives tournent. Maître Retard, qui tient à peu près ce langage, est l’ennemi de la traduction.

Donc, calculer, calibrer. Le nombre de signes, d’abord. Puis, une fois établi le nombre de jours alloués à la traduction, on calcule combien de signes on devra traduire par jour. Là, ça devient plus compliqué, bien sûr, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il faut compter et inclure, dans ce temps tout en flux tendu, le "temps double" qu’on accordera au travail sur le texte. Il y a en effet le temps fluide de la première traduction, qui vise à produire un jet approximatif, phénomène qui s’apparente à une forme de renaissance cahotique du texte, s’accompagnant de son effacement, de son remplacement progressif et approximatif par la version française. (La version, c’est la doublure, et au début elle est rarement en vison.) Mais il y a aussi le temps critique, le temps du gueuloir, quand on relit, sur papier (c'est mieux, mais c'est plus cher) ou sur écran (c'est pratique mais traître). Le temps critique appelle un travail qui permet au texte de trembler encore peu; ce qui semble figé doit à nouveau s’agiter, s'essayer à d’autres formes. ll est donc crucial d'évaluer ce temps.  En outre, le traducteur doit aussi, en bon esclave des contingences, s’octroyer une marge, de manœuvre et de sécurité, car la vie est ainsi faite qu’il sera nécessairement contrarié dans son rythme et sa cadence par des événements extérieurs (qui peuvent aller de la gueule de bois au deuil, en passant par le plantage informatique, l’accès de paresse, la visite d'extra-terrestres, la sieste crapuleuse, etc.)

Ce n’est que lorsqu’il a établi le rythme possible de sa croisière hasardeuse que le traducteur peut se lancer dans l’aventure. Enfin, presque. Car il doit également établir une méthode. Or qui dit méthode dit approche, souffle, résistance. Et cette approche, ce souffle, cette résistance, c’est le texte qui va en indiquer les mouvants paramètres. C’est le texte qui nous impose la stratégie de sa disparition/réapparition. Le boss, c'est lui. Il veut bien disparaître, mais à ses conditions.


Dès la rentrée de septembre, ainsi que je l’écrivais au début de ce billet, je vous proposerai donc de m’accompagner dans la traduction de Jérusalem, d’Alan Moore.

Jérusalem, avant d’être une ville ou un livre, c’est quoi exactement ? Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent quarante-neuf signes. 3 566 949. C’est aussi simple que ça.  Quoique— à suivre…

jeudi 23 juin 2016

Apocalypse celluloïd

En juillet, fais ce qu'il te plaît: tel semble le mot d'ordre lancé par l'écrivain Pacôme Thiellement à qui la Cinémathèque française vient de proposer une excitante carte blanche.

Au programme, quatre films à voir de toute urgence:

Jeudi 7 juillet à 19h30 : « La Mémoire courte » de Eduardo di Gregorio (1978)

Mercredi 13 Juillet à 19h30 : « Gloria Mundi » de Nico Papatakis (1975)

Jeudi 21 Juillet à 19h30 : « Monsieur Klein » de Joseph Losey (1975)


Jeudi 28 Juillet à 19h30 : « Jamais plus toujours » de Yannick Bellon (1975)

Et pour vous donner envie de les voir, rien de tel que l'invitation rédigée à l'occasion par cet incendiaire sans cesse régénéré qu'est le barde Thiellement…

"On ne sait pas si le mois de juillet sera aussi pourri que le mois de juin jusqu’à hier matin, mais on sait que Paris nous appartiendra. Car, comme dit Péguy : « Paris n’appartient pas seulement à ceux qui se lèvent matin (Et qui ainsi préparent, avant qu’on soit levé, la campagne, la bataille, la victoire de la journée) Paris appartient à ceux qui pendant les mois d’été préparent la campagne d’hiver. »
La cinémathèque aussi nous appartiendra, à raison d’un jour par semaine : un jeudi, un mercredi, un jeudi et un autre jeudi. On verra ensemble des films très bizarres : politiques, anxiogènes, énigmatiques, farceurs, ésotériques. Tout d’abord « La mémoire courte » de Eduardo di Gregorio, dans lequel (en seconds rôles stellaires) Jacques Rivette et Hermine Karagheuz jouent un couple qui enquête sur d’anciens nazis entre Paris et l’Argentine. Ils se tiennent en arrière-plan de Nathalie Baye et Philippe Léotard dans une intrigue labyrinthique et inquiétante où tourbillonne Bulle Ogier. 
Puis « Gloria Mundi » du regretté Nico Papatakis : un film sur la guerre d’Algérie et ses perpétuations dans le Paris des années 70. Un film avec la sublime Olga Karlatos sur la mise en scène de la torture qui se transforme en torture : un film violent, grinçant, suspendu quelque part entre Antonin Artaud, Jean Genet et Carmelo Bene : de nos quatre films d’été le plus angoissant, le plus hiératique, le plus théâtral. 
Dans « Gloria Mundi » il y a aussi Roland Bertin qui passe dans ce film pour se retrouver dans le suivant, « Monsieur Klein » de Joseph Losey, moins méconnu que le précédent, mais tout aussi difficile à déchiffrer, où Alain Delon joue Robert Klein, marchand de tableaux et spolieur de juifs lui-même pris pour un juif dans le Paris de l’Occupation, et qui enquête pour retrouver le M. Klein avec lequel on le confond jusqu’à s’y confondre lui-même. Juliet Berto et Michael Lonsdale font swinguer le récit de leurs mélodies grinçantes et Hermine Karagheuz réapparaît soudain dans une scène mémorable. 
Et le quatrième sera un peu moins angoissant, mais tout aussi mystérieux : « Jamais plus toujours », avec Bulle Ogier à nouveau, qui joue Claire, une femme qui revient sur Paris pour assister à une vente aux enchères d’affaires appartenant à son ancienne amie, Agathe, une comédienne, et qui retrouve le metteur en scène de celle-ci, joué par Roger Blin. La musique de Georges Delerue n’a jamais été aussi obsédante. Et Paris toujours plus chiffré, crypté : le puzzle des souffrances du passé dans leurs correspondances avec le mystère douloureux, langoureux, du jour. 
Voilà. Vous savez tout ou presque. Venez voir ou revoir ces quatre films-monstres des années 70, ces quatre chefs d’œuvre inquiétants : les quatre cavaliers de l’Apocalypse qui nous aideront à préparer notre campagne d’hiver." (P.T.)

vendredi 17 juin 2016

Marre des manifs? Restez couchés! Ou: La grande dévastation des enfants malades

© Yves Pagès
Les enfants malades sont-ils ceux qu'on pense? N'est-ce pas l'Etat et en particulier ses chiens de garde Valls et Cazeneuve qui prennent les citoyens pour des enfants malades? Il y a quelques jours, donc, lors d'une nouvelle manifestation, des "débordements" ont eu lieu… oui, surtout de la part de la police, qui a une fois de plus gazé et usé du canon à eau. C'était aux abords de l'Hôpital Necker-Enfants-Malades. Et là c'est le drame: des casseurs dévastent la façade de l'hôpital, brisent sauvagement ses vitres ! Les hordes de sauvageons déchaînées s'attaquent aux chétifs bambins alités! Du coup, mise au point du gouvernement: c'est scan-da-leux, c'est hon-teux, fini les manifs, maintenant on va étudier cas par cas leur possibilité… Ce n'est plus l'état d'urgence, c'est l'état de panurgence…

Sauf que, cet acte scandaleux, soi-disant révélateur d'une violence incontrôlable, se résume à fort peu de choses. On pourra s'en faire une idée en regardant la vidéo suivante, postée sur le site Nuit & Jour:



On ira aussi faire un tour sur le site de l'écrivain et éditeur Yves Pagès pour une analyse illustrée de cette fausse "dévastation" instrumentalisée aussitôt par les robo-cops du gouvernement (c'est ici), ou encore lire l'article de cet lecteur de lundimatin: 
https://lundi.am/Sur-l-instrumentalisation-des-vitres-de-l-hopital-Necker-Un-parent

Bref, on peut non seulement avoir des doutes quant à la virulence dudit vandalisme (et l'identité de son auteur et/ou de ses commanditaires), mais encore se demander jusqu'où va aller le gouvernement dans son entêtement à confondre (au sens actif, non naïf) revendication et violence, dans son orchestration des dérapages, dans ses provocations de plus en plus dangereuses. Veut-on vraiment faire croire aux gens que la révolte en marche se résume à un carreau cassé? Nous prendrait-on non seulement pour des cons mais aussi pour des enfants malades? Devons-nous garder le lit pour éviter la chienlit? Restez couchés: le nouveau mot d'ordre de Valls et consorts pue la honte et l'impuissance, tout simplement.

vendredi 10 juin 2016

Le dit des carcasses: Quentin Leclerc en langue vive

L’apocalypse, ou plus précisément le post-apocalyptique, semble devenue un topos récurrent dans le roman contemporain. Issue entre autre de la science-fiction, cette veine permet à la fois de mêler critique sociale, descriptions crues et récits de la survie. Mais souvent le Robinson Crusoé post-Tchernobyl ressemble à un néo Mad Max échappé d’une parodie de La Route de Cormac McCarthy, et l’écriture de ces textes ne semble pas innervée en profondeur par l’ampleur du désastre qu’ils décrivent. Hors de rares textes limites comme Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, ou Enig Marcheur, de Russel Hoban, les romans qui s’attachent à raconter l’après sont écrits au mieux dans un style flou, incisé d’ellipses éloquentes, qui jouent si l’on veut le rôle de failles ou de cratères dans une narration plus éprise de cahots que de chaos. D’où la force indéniable du premier roman de Quentin Leclerc, Saccage, qui pousse loin le curseur de la décomposition – sociale, urbaine, militaire, langagière, etc. – sans jamais s’embourber dans l’inutile suspense ou la fastidieuse rédemption.

Comment décrire la déréliction, dans sa différence et sa répétition, ses hiérarchies et ses failles ? Le projet est aussi périlleux qu’ambitieux, mais Quentin Leclerc parvient à orchestrer les différentes partitions du désastre sans perdre de vue l’instance la plus menacée, à savoir la langue. Car ici, dans ce monde écharpé où sévit la milice, un contrat a été passé avec les survivants, les « bêtes », et il revient aux « carcasses » de léguer, en testaments de feu, la mémoire du chaos. Cagoulées et cloîtrées, les « carcasses » permettent de transmettre in extremis des prophéties dont se repaissent les industriels. Dite ainsi, la chose peut sembler fantasque, mais sous la plume de Leclerc, la fantasmagorie du cauchemar peut basculer à tout moment – affaire de perspective – dans un inquiétant réalisme. Maîtres et esclaves se livrent ici à d’ultimes affrontements, de fatales compromissions. Personne n’en réchappera, car la survie n’est plus qu’une variante de la chance. 

Tour à tour prendront la paroles des êtres de l’extrême dénuement : carcasse, civil, voyageur, prisonnière, déserteur, enfant-singe, etc. Le carrousel de l’extermination n’en finit pas de tourner, mais le livre, lui, tire de cette fatale rotation de puissantes frictions, comme s’il sentait que son sujet, ou plutôt sa ligne de fuite, en dépit de la noirceur ici envahissante, reste cette improbable notion : l’increvable. Quelque chose résiste, mieux que les résistants du récit, quelque chose qui à chaque phrase refuse de lâcher le morceau – et qu’on peut sentir de façon exemplaire dans le passage suivant :
« En écrivant on expie la cohue à l’intérieur de nous. Sans l’écriture ça passe par nos bouches, force la bouche après la gorge, et se déverse dans la sauvagerie. C’est l’écriture qui nous sauve d’être toutes là à convulser sur le sol, à expulser ce trop-plein comme on peut sur les murs, avec notre sang, notre salive, possédées par les flots de paroles d’inconnus cachés dans les recoins oubliés du pays. »
A l’heure de la grande concentration des camps, Saccage s’impose comme un chant suffisamment désespéré pour qu’on sente, au-delà des violences dont il se fait le greffier méthodique, la ligne claire d’un combat d’écriture : celui contre l’extinction des voix.
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Quentin Leclerc, Saccage, Editions de l’Ogre, 16 €

vendredi 3 juin 2016

Adieu


Sous la poussière, les monstres (2)

[Le Magazine Littéraire a demandé à des écrivains d'écrire un texte sur leur série préférée, ou une série qui les a marqués, influencés, etc. Voici la suite et fin de mon texte paru dans le numéro de mai. La série retenue est La caravane de l'étrange:]

Le personnage principal, Ben Hawkins, est-il l’envoyé de Dieu ou le jouet du démon ? Son pouvoir de guérison, qui fait de lui un évadé des limbes, permet de contourner l’interrogation pour nous entraîner dans des zones plus troubles, qui touchent au mythe. Une fois de plus, la question des origines vient détraquer la machine à visions. Dans La Caravane de l’étrange, le rêve éveillé, voire partagé, permet d’accéder à un niveau de conscience synesthésique, propre à réorganiser le passé et infléchir l’avenir. Face à une foi de plus en plus galvaudée, réduite à ses grimaces bibliques, se dresse un pouvoir plus complexe, celui de la magie. Or la magie, de tout temps, semble osciller entre deux pôles en apparence incompatibles : le charlatanisme et l’extraordinaire, l’un revêtant les oripeaux de l’autre au gré des hasards et des menaces. On le sait depuis Barnum : il naît un gogo toutes les cinq minutes. Mais aussi : un prophète. Et bien sûr, le médium est le message.

Le générique de la série est en cela programmatique, puisqu’on y voit les différentes cartes du tarot divinatoire s’animer, se dédoubler, hantées par les figures noires de la manipulation – Mussolini, le KKK, Staline… –, mais également hantées par des êtres angéliques qui laissent préfigurer l’éternel retour de la Bête, l’omniprésence du dragon. Mais s’il est question ici de double-fond onirique, de travées occultes, n’oublions pas que la force de la série est de mettre en scène des personnages, certes abîmés, et souvent mythologiques en arrière-fond, mais également représentatifs d’une certaine marge sociale, toute une lumpen-tribu qui ne croit plus, ou plus trop, au charisme de ses leaders. Qu’il s’agisse de l’anti-héros Ben Hawkins, fragile Œdipe bourru, de Samson, le sage-midget, de Clayton « Johnesy » Jones, l’ouvrier à la patte folle et au cœur brisé, de Sofie, qui ne lit les cartes que par l’entremise de sa mère catatonique et télépathe, du professeur Lodz, aveugle médium et grand consommateur de Fée verte, ou même de la call-girl Rita, de l’hercule Gabriel, chacun est la cheville ouvrière et maladroite d’une vaste entreprise de déréalisation du monde. Quant au Grand Patron, il demeure invisible, cloîtré dans sa caravane opaque pareille à un containeur, tel un tyran en boîte qu’on n’ose même plus ausculter.

Quand j’ai écrit CosmoZ, un roman qui reprend les personnages du Magicien d’Oz de Frank Baum, revus et corrigés par la caméra de Victor Fleming, pour les laisser infuser dans le grand bain révélateur de la première moitié du vingtième siècle, l’univers pictural de La Caravane de l’étrange est venu déposer de lui-même ses pigments et ses rumeurs sur certaines scènes du livre, surimposant ses cauchemars à ceux ourdis par Baum et Fleming. L’errance de cette meute déchue, que la série chorégraphie de façon obsessionnelle, en la doublant des vastes transhumance de migrants, d’est en ouest, du nord au sud, des terres délaissées et arides au Walhalla hollywoodien ou à la mortelle Babylone, ne pouvait que laisser son empreinte à la fois grège et irradiée sur les chapitres que j’écrivais.


Les images ne nous appartiennent pas : qu’elles naissent sur la pellicule ou dans les recoins de notre cerveau, elles parlent le langage secret des morts, et nous saisissent à l’instant même où nous les croyons dissoutes — images-grains, images-graines.

jeudi 2 juin 2016

Sous la poussière, les monstres (1)

[Le Magazine Littéraire a demandé à des écrivains d'écrire un texte sur leur série préférée, ou une série qui les a marqués, influencés, etc. Voici le début de mon texte paru dans le numéro de mai. La série retenue est La caravane de l'étrange:]


Ainsi nous apparaît l’Amérique, abandonnée par le Dieu Dollar et promise à la déréliction, livrée aux bêlements du vent et aux visions des bateleurs, flagellée par des rafales de sable, laissant la poussière enterrer ses morts. Et voilà qu’au milieu passe une caravane, avec ses freaks, son avaleur de sabre et son homme-serpent gay, son hercule mutique et ses siamoises chantantes, sa femme à barbe et tous ceux qui, dotés d’un don hideux, n’ont à vendre que les fragiles appas de la chair et les ressorts ténébreux de l’esprit.

Diffusée aux Etats-Unis entre 2003 et 2005, La Caravane de l’étrange (Carnivàle en v.o.), riche de vingt-quatre épisodes comme autant d’heures fatales égrenant le dernier jour du monde, nous propose une vision spectrale du mirage américain en faisant cohabiter deux univers extrêmes : le cœur agricole du Middle West dévasté par la Grande Dépression et le cataclysmique Dust Bowl des années 30, et la tribu bancale des forains ambulants. D’un côté le monstre de poussière qui, tel un fléau biblique, referme ses mâchoires sur les populations et les cultures ; de l’autre, corps et esprits tordus ou joints, des charlatans aussi nomades que visionnaires. D’un côté, un voile d’Isis abrasif et omniprésent, ravageant jusqu’à la trame des rêves ; de l’autre, les hérauts d’une mauvaise aventure, errants venus réveiller les âmes usées.

Traversée par la musique elliptique de Jeff Beal, filmée en nuances chrome et sépia, La Caravane de l’étrange, créée par l’inspiré Daniel Knauf, était prévue pour durer six saisons, mais son coût énorme et son succès mitigé signèrent son arrêt de mort au bout de deux saisons, au grand dam des fans. Si aujourd’hui son esthétique nous permet d’y déceler le chaînon manquant entre le séminal Twin Peaks de Lynch et le ténébreux True Detective (saison 1) de Pizzolatto & Fukunaga, l’objet resta plutôt non identifié au début des années 2000. Renvoyant l’Amérique à ses propres forces occultes, triturant ses manichéismes et traitant la narration de façon fractale, la série s’impose pourtant comme une expérience chamanique sur fond d’extrême dénuement.

[…] To be continued…