mardi 23 février 2016

Terezin, ville empêchée

« De haut, c’est une étoile » : ainsi débute le livre qu’Hélène Gaudy consacre à Terezin, Une île, une forteresse, livre qui adopte lui-même la forme d’une étoile, en s’aventurant dans des directions en apparence divergentes pour mieux laisser ces rayons-quêtes revenir irradier le cœur sombre de la ville, puisque celle-ci fut plusieurs choses, successivement et même simultanément, d’abord forteresse militaire à la Vauban qui ne servit jamais, puis ville de garnison sans guerre, enfin, pendant la guerre, « camp de rassemblement et de transit pour les Juifs de Bohême-Moravie », en fait véritable ghetto, mais d’un genre particulier, puisqu’il servira très vite de vitrine au Reich, lui permettant d’exhiber, lors de visites soigneusement réglées, une population qui, bien qu’affamée, devra offrir aux officiels de la Croix Rouge le visage impassible de personnes simplement déplacées, nécessairement regroupées. Comme le souligne Gaudy :
« Le ghetto sera l’antichambre, la vitrine, le champ d’expérience d’un système bien plus vaste dont il deviendra à la fois le laboratoire et le satellite. »
L’auteur s’est rendue plusieurs fois à Terezin afin d’aller au-delà des apparences à laquelle cette ville semble à jamais condamnée. Afin d’y voir, comme en une transparence impossible ou insupportable, ce qu’y filmèrent les Nazis, lors du tournage-propagande de Hitler offre une ville aux Juifs, sinistre mascarade sur celluloïd où les concepteurs de la solution finale veillèrent à chorégraphier l’internement comme s’il s’agissait d’une presque utopie. Hélène Gaudy va donc tenter de discerner, derrière l’immonde "ripolinage", dans les plis de son passé aussitôt refermé, des voix, des visages, l’autre vie, la vie autre qui,  ici, à quelques kilomètres de Prague, résista tant qu’elle put, s’efforçant de toutes ses ultimes forces vives, de persister sous les fissures du mensonge.

Amplement documenté, étayé ou plutôt innervé par des entretiens avec des survivants, nourri d’enquêtes en d’autres lieux, sur d’autres terrains (Auschwitz, Drancy…), faisant escale par d’autres regards, d’autres voix (celle, atypique, de G.A. Goldschmidt, mais aussi, celle, tutélaire de Sebald ; passent également les ombres de Max Jacob et de Robert Desnos…), l’ouvrage de Gaudy est aussi une plongée dans l’intime puisqu’il permet à l’auteure de revenir sur son grand-père, lui-même déporté. Tout d’abord comme égarée dans les rues de Terezin, cherchant à en saisir les valeurs (au sens presque pictural), l’auteur comprebd vite que ce lieu quasi atopique ne livrera ses secrets qu’au prix de patients détours. Il faudra en partir, y revenir, chercher sans cesse de nouveaux interlocuteurs, tenter de nouvelles approches, laisser le passé infuser le passé.

Il y a quelque chose d’étrangement proustien dans l’approche d’Hélène Gaudy, qui s’est donnée pour but de pénétrer les noms et leur secret, de faire coïncider Terezin et Theresienstadt, ainsi qu’on peut s’en rendre compte à la lecture de cette page :
« Il y a ce que le nom renferme dans les replis de ses sonorités, les lentes métamorphoses qui ajoutent ou retranchent une lettre, changent une terminaison, et il y a les événements brusques qui l’entachent subitement ou le mettent en lumière. Tel nom obscur soudain placé sur le devant de la scène, tel autre maculé, ouvert, dont on ne verra plus désormais que l’intérieur dévoilé. Sonorités de massacres d’Oradour ou de Guernica. Lieux de trahison, de honte – Nuremberg est ses lois, Vichy, son gouvernement. Du plus petit au plus grand, maison, rue, quartier, ville, pays et presque continent, chaque point dans l’espace est ainsi susceptible d’être gagné par une ombre telle qu’en entendant son nom, quels que soient ses charmes et puis ceux qui y vivent, on perçoive l’écho, que le temps répercute au lieu de l’éteindre, de la mise à mort. »
L’écho : c’est bien là ce à quoi s’est attachée Gaudy, aux échos, de toutes sortes, échos de la mémoire, de la parole, des murs, des rues, de la lumière et de l’ombre, échos des témoignages, des pensées, des silences aussi – et s’efforçant de n’en délaisser aucun, de n’en déformer aucun, l’auteure parvient, au prix d’une douce obstination quasi orbitale, à percer la fine mais tenace pellicule (mnésique, cinématographique, architecturale) qui nous empêche de voir, comme en coupe, les différentes strates qui composent l’énigme pour ainsi dire stellaire qu’est Terezin, ce noir cœur urbain, cette escale génocidaire, à laquelle l’ironie de l’histoire à conférée la forme d’une étoile de David.

Ces échos finissent par trouver dans le livre, non un point d’harmonie – leur histoire est trop discordante – mais comme une vibration commune, l’écriture de Gaudy, à force d’orbes et de glissements, réussissant à orchestrer les plans, à leur insuffler des perspectives qui nous permettent à nous aussi, lecteurs, d’entrevoir la chair des spectres. La découverte de Terezin n’est pas son invention. C’est un voyage qui se devait d’être à la fois discret et souterrain, prudent et intime. Au final, comme le dit Gaudy :
« […] la seule chose à trouver entre les murs de Terezin était peut-être, exactement, pauvrement, ce que j’avais eu devant les yeux et pris pour un écran. Une ville incomplète, amputée, une ville close et empêchée qui venait mystérieusement donner une architecture à quelque chose qui me manquait. »
Et une fois le livre de Gaudy refermé, on sait que déjà, telle une ville crue longtemps indéchiffrable, il s’ouvre à nouveau, plus libre, et comme emprunt soudain d’une douloureuse générosité.
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Hélène Gaudy, Une île, une forteresse, éd. Inculte / dernière marge, 17,90€

jeudi 18 février 2016

De la porosité des traductions

Les traductions sont-elles poreuses? Hier, alors que je relisais ma traduction du chapitre 5 de Jerusalem, le roman d'Alan Moore, je bute un peu sur une phrase où il est fait mention d'une sorte de dragon vert qui boude dans une tourbière, lequel dragon est exposé apparemment dans une taverne de Londres. Bon, on est en 810 après JC dans ce chapitre, et Londres n'est pas encore tout à fait Londres, et c'est un moine qui croise ledit dragon lors d'un long périple. Donc, le dragon "boude" – en anglais, "sulk". Autrement dit – car la traduction est souvent affaire d'un "autrement dit" – notre bestiole végète, d'humeur maussade. Ça sent le fossile à plein nez, mais bon, le traducteur n'est pas là pour ôter la poussière et cureter la crasse. (Bien sûr, le dragon est un des emblèmes de Londres, et on trouve dans la capitale anglaise pléthore de statues dragoniformes…). Bref, tout ça pour dire que, délaissant quelques instants ma révision pour m'aérer les bronches oculaires (activité indispensable dès qu'on piétine en traduction…), j'ouvre un livre que je viens de recevoir par la poste, un petit volume intitulé Une autre terre, écrit par Bruno Sibona, et que l'éditeur a eu la gentillesse de m'envoyer (je l'en remercie ici).

J'ouvre donc le livre en question. Le premier texte qui compose le recueil s'intitule "Au courant de Tamise", en voici le début, vous allez vite comprendre le comment du pourquoi (et aussi le pourquoi du comment, tant qu'à faire):
"London Bridge: Le Pont de Londres, tout près de la première chaussée construite par les Romains du temps où le fleuve était beaucoup plus large et moins profond, à l'emplacement de l'emporium fondé par les indigènes, un rassemblement de longues huttes qu'ils appelaient Lundn et qu'ils approchaient en canoës. Longtemps, le fortin en barrant l'entrée s'est orné de têtes coupées de rebelles, une tradition qui s'est perpétuée jusqu'au jour où il y récupéra la sienne pour la donner au dragon vert, celui qui sommeille dans la glaise sous les piles."
On signalera au passage qu'il existe à Londres, dans le quartier de Southwark, un coin appelé Green Dragon Court. Et on conseillera vivement au lecteur de s'enfoncer dans le livre-strate de Sibona, dont je reparlerai bientôt. Mais le fait est que les chances pour que le dragon de Moore saute d'un bond d'un seul pour atterrir, quelques minutes plus tard, entre les pages du livre de Sibona, étaient minces. Il faudrait donner un nom à ce phénomène migratoire. A ce passage, ce glissement. A ce hasard objectif qui permet aux livres de se saluer dans l'ombre de leurs différences. Allons, soyons fous, forgeons un mot de toute pièce. Et appelons ce discret miracle une… une… translation. 

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Bruno Sibona, Une autre terre, PhB éditions, 9 €

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