vendredi 27 février 2015

Grande l'école, fine la plume (et petit le prix)

Les lecteurs de ce blog connaissent ma passion pour les prix littéraires, des prix qui semblent tous s'être fixé le triple objectif suivant: se discréditer, ridiculiser la littérature, humilier les auteurs. Aujourd'hui, nous nous pencherons sur le cas du Prix des Grandes Ecoles. Nos futures élites sont parties du postulat suivant:
"Il importe de se préparer à la réalité du monde de l’entreprise, mais la littérature n’est pas un pensum: loin d’être déconnectée du réel, elle l’éclaire."
Qu'à cela ne tienne, vissons joyeusement la lampe torche de la littérature dans le cul de l'entreprise, on y verra plus clair. Et puis c'est toujours utile de rappeler que la littérature n'est pas un pensum, dès fois que certains s'imagineraient que si. Bon, passons au jury. Qui sont-ils? Réponse des intéressés:
"Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont 15 et viennent tous de grandes écoles."
Jeunes et beaux? Et riches? blancs? On ne nous le précise pas. Bon, ils aiment les livres: la preuve, ils sont tous photographiés devant des rayonnages. A la fois, c'est comme s'ils tournaient le dos aux livres, mais bon, ne soyons pas de mauvaise foi. Ah j'oubliais, ils sont aussi imaginatifs. La preuve, ils ont créé, tenez-vous bien… le Concours du plus beau paragraphe! Accrochez-vous:
"Il s’agit d’une initiative du Prix Littéraire des Grandes Ecoles afin de donner une chance à tous les étudiants de France de dévoiler à la face du monde leur talent littéraire ! Le principe est simple : nous vous donnons le premier paragraphe d’un roman, généralement un classique, et vous devez rédiger le second ! Audace, inspiration, finesse de la plume, mais aussi respect du support seront des critères qui nous serviront à choisir parmi vos œuvres !"
Un concours du plus beau deuxième paragraphe???!!! Oui, bref, on s'en fiche un peu, du moment qu'on y trouve la "finesse de la plume". Cette "finesse de la plume" m'interloque un peu. Elle suscite en moi des images étranges, dégage un petit parfum Bilitis… mais je préfère ne pas élaborer. Revenons au concours lui-même. Le lauréat sera récompensé, et pas qu'un peu! Rendez-vous compte:
"Participez sur notre site et tentez de gagner un stylo Montblanc (modèle Meisterstück) remis lors de notre soirée de clôture par notre parrain, David Foenkinos !"
Un stylo à 395 euros + serrer la paluche de (ou taper la bise à) David F., voilà qui doit donner confiance en l'avenir. En plus, associer Foenkinos à un prix littéraire, c'est plutôt audacieux. Parce que, hein, côté finesse de la plume, David, il s'impose un peu, à croire qu'à chaque livre il s'efforce de faire rentrer une oie dans un taille-crayon… 

Bon, n'hésitez pas à aller sur le site du prix littéraire des grandes écoles, vous y apprendrez par exemple que la littérature est "un degré de fusion avec un style – un auteur – et une histoire – pour orienter la fusion". Duh? Orienter la fusion? Sors de ce corps, Bellanger!  Et si jamais vous doutez encore du sens de la littérature, voici la déclaration d'une étudiante embarquée dans ce beau et jeune projet – ça devrait rassurer tout le monde:
"Afin de satisfaire ma curiosité personnelle et de comprendre les mouvements de notre monde moderne, je porte un intérêt tout particulier aux tendances qui l’animent. Ces tendances ne se limitent pas, selon moi, seulement au monde de la mode. C’est donc pourquoi, je m’intéresse aux univers créatifs dont la littérature tient une part considérable."
Flaubert vous avait pourtant prévenus, guys: les honneurs déshonorent.

jeudi 26 février 2015

Soral, ce grand sociologue selon la Fnac

Les palmarès, ça plaît. Difficile d'y échapper. Allez sur n'importe quel site, surtout s'il y a un truc à vendre derrière, vous aurez droit à un top-ten. Bon, comment ces top-ten sont-ils conçus, et quels algorithmes président à leur conception, ça, mystère, car la boule de gomme refuse de causer.
Prenez la Fnac par exemple. Le site de la Fnac. Ils ont une page intitulée "le Top 10 des sociologues". On se demande qui ça peut intéresser de passer par cette page, hormis des sociologues soucieux de savoir quelle conception la Fnac se fait de la sociologie. Bref, il y a cette page, assez déroutante. Car, une fois Emmanuel Todd aperçu en tête de peloton, devinez qui figure en médaille d'argent juste derrière? Alain Soral. Oui, vous avez bien lu: Alain Soral, ce lepéniste antisémite dieudonniste antiféministe etc. Sociologue numéro deux. Ouch. Bourdieu, lui, arrive en huitième position, juste avant Weber.
Un petit résumé, style "accroche", nous renseigne sur l'homme Soral:
"Auteur d’essais polémiques à succès de Sociologie du dragueur, Vers la féminisation ?, Jusqu’où va-t-on descendre ? et Socrate à Saint-Tropez, Alain Soral dérange, agace, mais il est l’un des rares penseurs de sa génération à se poser et à poser les bonnes questions : celles qui font mal, parfois, et surtout celle que l’on n’aime pas s’entendre poser."
C'est vrai que le fascisme, c'est agaçant, mais passons. Bon, en fait, si on clique un peu, on découvre que ce laïus est écrit par l'éditeur d'un de ses livres – Comprendre l'empire (et non comme je l'ai cru à une première lecture: Qu'on prenne le pire…), et il serait peut-être temps de se demander pourquoi ce lepéniste est publié par les éditions Blanche, spécialiste de littérature érotique. Un histoire de fouet, sans doute. Quoi qu'il en soit, saluons la clairvoyance de la Fnac qui fait de Soral un sociologue majeur. Je n'ai pas osé aller voir s'ils avaient mis Houellebecq dans les dix meilleurs humoristes, Zemmour dans les dix meilleures débroussailleuses et Dieudonné dans les dix meilleurs tapis sols. Je devrais peut-être. Ou pas.

Initiales Poésie

Disons-le d'emblée: la chute spectaculaire de Madonna aux Brit Awards semble franchement anecdotique comparée à la parution du dossier poésie contemporaine – "Sans raisons et sans rimes" – que vient de nous concocter Initiales, groupement hyperactif d'une quarantaine de libraires.
Ce dossier d'exception – le 27ème, excusez du peu – est téléchargeable en pdf ici. Il a été conçu par Alain Girard-Daudon, libraire à Vent d’Ouest à Nantes, avec l’aide de François-Marie Bironneau, de la librairie Le bateau Livre à Lille, d’Emmanuelle George de la librairie Gwalarn à Lannion, de Paul Aymé, de la librairie L’Atelier à Paris et de Aude "Magic" Samarut pour l’association Initiales.
Vous y trouverez des coups de projo sur des poètes, des éditeurs, mais aussi des analyses, des extraits, etc. Il doit même y avoir un raton laveur en cherchant bien.
Une occasion non seulement de repasser par les cases Philippe Jaccottet – Yves Bonnefoy – Jacques Dupin, mais aussi de s'immerger dans d'autres univers, comme ceux de Caroline Sagot Duvauroux, Valérie Rouzeau, Stéphane Bouquet…
Il y a aussi un entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens, qui parle de son aventure éditoriale avec Tarkos et Noël, des questions adressées au frétillant Frédéric Forte sur l'Oulipo, un portrait croisé Ian Monk / Lucien Suel, un entretien avec Yves Di Manno, responsable de la collection « Poésie / Flammarion », etc. La poésie en ligne est également présente avec Florence Trocmé et le site Poezibao.

Bref, qu'il s'agisse des revues (Ligne 13), des éditeurs (Cheyne, Théâtre Typographique…), des auteurs, ce dossier permet une traversée subjective et rythmique de l'état poétique. Je résume: vous allez chez un libraire Initiales, vous demandez le dossier, vous faites votre marché. Et j'en profite pour rassurer tout le monde:  mal Madonna ne pas trop s'est fait.

 

Libraire d'un soir : le teaser

Avis à la population. Jeudi 5 mars, la semaine prochaine, donc, j'aurai le privilège d'être le "libraire d'un soir" à la librairie Charybde. Cette formule, que j'avais eu la chance d'inaugurer en octobre 2001, a depuis connu un chouette succès, et nombre d'écrivains, éditeurs ou acteurs de l'édition ont joué le jeu et fait leur boulot d'apprenti libraire.
Je remettrai donc le couvert jeudi prochain avec sept livres dont je ne puis hélas vous dévoiler les titres car, un peu comme pour le club de la baston (en anglais: fight-club…), la règle est la suivante: interdiction formelle d'annoncer avant le jour même la liste des ouvrages qui seront présentés. Mais comme je ne suis que partiellement sadique, je vais néanmoins distiller quelques éléments qui peut-être vous donneront envie de venir jeudi 5 mars à la librairie Charybde, 129 rue de Charenton, 75012, aux alentours de 19h30:
Il sera question de la solitude quasi totale du trou (1), de larmes de deux mille ans (2), du ravitaillement par les corbeaux (3), de fantômes logés dans les noms (4), de corps qui tuent à l'aveuglette (5), de couilles tuméfiées (6) et de Star Trek (7). Voilà. Vous êtes bien avancés maintenant.
Allez, un dernier indice: Barbe-Bleue sera absent, lui.

mercredi 25 février 2015

La découverte du homard, ou la naissance de la phrase


Imaginez. Vous devez écrire une phrase qui tienne compte des contraintes suivantes : elle doit venir conclure un long développement aux accents phénoménologiques et aux ramifications psychologiques d’une justesse impeccable. Cette phrase doit à la fois conclure ledit développement et l’ouvrir sur d’autres perspectives. Cette phrase doit faire référence clairement à un lieu réel, tout en rappelant de façon non équivoque la problématique exposée : à savoir, puisque vous tenez tant à le savoir, qu’on ne peut plus contempler de la même façon un lieu qu’on pensait naguère inaccessible une fois qu’on y a séjourné. En outre, votre phrase devra comporter un élément comique, qui permettra non seulement de contrebalancer la hauteur de vue impliquée, mais de l’enrichir d’une façon inattendue. Vous devrez en prime établir un dialogue subtil entre le spirituel et le trivial, le mystique et l’éphémère.

Mais ce n’est pas tout : vous devrez ménager un suspens syntaxique doublé d’une surprise lexicale. Il vous faut également utiliser un terme savant, rare (disons : infrangible), qui pourrait être pédant mais qui ne le sera pas, car un autre terme (disons : à l'américaine) viendra en nuancer la portée, du fait de sa note saugrenue. Votre phrase, bien sûr, devra se dérouler avec une certaine prestance oratoire, en sacrifiant à un rythme savamment ternaire, qui ira enflant, pour finir par se rétracter, se condenser, comme si l’abstraction allait exploser avant de céder la place brusquement au concret. Juste une précision : cette phrase devra avoir toute sa cohérence dans un ensemble plus vaste comprenant quelques milliers de pages. Conditions de travail : une vie.

Anybody ? Ne cherchez pas. C’est Marcel Proust qui une fois de plus a échoué le mieux. Admirez le prodige :
« Comment aurais-je encore pu rêver de la salle à manger comme d’un lieu inconcevable, quand je ne pouvais pas y faire un mouvement dans mon esprit sans y rencontrer les rayons infrangibles qu’émettait à l’infini derrière lui, jusque dans mon passé le plus ancien, le homard à l’américaine que je venais de manger. » ( in A l’ombre des jeunes filles en fleurs)
Combien de phrases ne font rien, ou quasiment rien, en comparaison de la phrase à pinces de Proust ? Toute phrase devrait se comporter à la façon d’un prestidigitateur : elle devrait faire plusieurs choses à la fois, dont certaines secrètes, et dans un ordre mille fois travaillé, en visant certains effets mais en en simulant d’autres. Une phrase qui tire un lapin d’un chapeau peut éventuellement épater. Mais une phrase capable d’extraire d’une gloire nimbée un crustacé tout en poursuivant une réflexion cruciale qu’elle saupoudre au final d’un peu de ridicule, c’est quand même autre chose. Justement : c’est autre chose. Une phrase en perpétuelle diastole/systole, qui vit et meurt et ressuscite. Pas une phrase-béquille, pas une phrase-apéritive, pas une phrase-chic-je-vais-passer-chez-Busnel — mais une phrase-festin, une phrase-odyssée, une phrase-événement. 
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Illustration. Willem Kalf, Nature morte avec homard
 

mardi 24 février 2015

Traduire, c'est pas dans la poche

Il paraît que La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski est paru en poche, aux éditions Points, dans la collection Signature. Je dis "il paraît", parce que je ne l'ai pas reçu. J'ai été averti, presque par hasard, de sa future parution il y a quelque temps, cela dit. Peut-être est-ce à moi de réclamer un ou deux exemplaires? Quoi qu'il en soit, c'est une pratique courante dans l'édition française: quand un livre que vous avez traduit paraît quelque mois ou quelques années plus tard en format poche, il est rarissime qu'on vous envoie des exemplaires de cette version recalibrée. Pourquoi?

C'est comme si, au fil des réimpressions, des remises à l'office, reparutions, changements de décor, de format, le nom du traducteur s'estompait lentement mais sûrement, soumis à une érosion apparemment naturelle: le livre retrouve sa vérité éternelle: ni écrit ni traduit, il est juste paru. Eloigné de ses impulsions originelles, il a oublié quelques dettes au passage.

D'ailleurs, une fois en poche, le nom du traducteur disparaît souvent de la couverture, où sans doute il ferait tâche, oh et puis les poches c'est pour le grand public, ne les embêtons pas avec ce genre de précisions oiseuses, hein. Pourtant, c'est dingue comme le traducteur était précieux au moment de la parution du livre! On avait besoin de lui pour jouer l'interprète, pour accompagner l'auteur ici et là, pour assurer les renforts de la promotion, etc. Et puis, avec le temps, va, tout s'en va, même les plus chouettes souvenirs, ça, t'as une de ces gueules… Mais foin du ressentiment, n'en voulons pas trop aux éditeurs, car en ce moment, vous le savez tous sans doute, ils ont fort à faire puisque se tient Porte de Versaille le Salon de l'Agriculture. Alors, tous en chœur, chantons bien haut: Bravo le veau!

Où sont passées les fortifications


Il était une fois une exposition, ou plutôt une « sédimentation d’images sans image », c’était à la fin de l’an dernier, à la galerie des Grands bains douches de la Plaine à Marseille. A partir des œuvres exposées, la philosophe de l’art Sally Bonn a conçu un texte intitulé, entre parenthèses – comme s’il fallait marquer les marges, pour ainsi dire de la courbe de l’ongle – : (le peuple des bords), que publient les éditons Le Mot et le Reste
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Plusieurs femmes, puis une seule, marchent dans la « zone », ou plutôt l’interzone, un espace hétérotopique encore à inventer, un « espace de rejet », une « tranchée ouverte » – ne restent que les rails, qui elles-mêmes ont succédé à d'anciennes lignes de partage. L’exploration de cet espace est la matière même du texte, où le corps ambule, palpe, voit, note, s’allonge à même les textures pour mieux les éprouver, pour mieux entendre la rumeur de la ville qui piétine autour. C’est un lieu à la fois livré à l’oubli et offert à l’expérience :
« Ce n’est pas un lieu pour la flânerie, mais l’idée même de flânerie y devient possible quand le reste de la ville est pris entre la violence d’espaces urbains dévastés et abandonnés et la violence inverse d’une urbanité nettoyée et de façade. » (p. 13)
On avance donc ce texte à la façon – statique/mobile – de la récitante, qui fait de son déplacement davantage qu’une translation : occasion d’une remise en question, voire d’une création de questions autres ; expérience physique de l’environnement, qui se frôle, du sol où se larver, de la surface qu’on goûte. Lecture tactile de ce qui menace de faire décor, faute de fonction, la zone à la fois réelle et spectrale que « visite » la narratrice est celle qui manque aux villes et à la fois en constitue la marge impensée.

Chemin de ronde d’un monde qui ne tourne plus rond, pré-texte à parcours et détours, permettant d’être « en orbite au creux de l’espace urbain », ces bords dépeuplés que la nature revendique à nouveau et que les errants s’annexent trouvent en Sally Bonn une arpenteuse sensible, dont l’attention aux choses n’empêche pas la possibilité du cri, tant la zone de non-lieu décrite ici est indissociable, pour la femme, d’une idéologie du piège. Face à la possibilité de la panique, ancrée dans cet « en-bas », l’auteur oppose l’événement du ciel, avec ses vols d’oiseaux propices aux divinations :
« Je fais de mon bâton un lituus et trace vers le ciel des cercles ou des huit en suivant le vol, des oiseaux. Je ne vois plus le ciel comme une entité mais comme un morceau prélevé, un espace d’inscription, ici de ce vol et de toutes les images à venir. Je dessine dans le ciel un périmètre que je reporte autour de moi pour délimiter un territoire et m’orienter. »
Et c’est justement ce que fait Sally Bonn à partir non seulement de l’espace qu’elle écrit mais aussi des œuvres qui ont motivé son texte : elle « prend les auspices », afin que naisse, dans l’au-delà de la beauté, dans la danse des mots et des étourneaux, une « métaphore » – qui ici serait déjà métamorphose. Images sans image.

La seconde partie de l’ouvrage donne à montrer les œuvres des artistes cités plus bas – installations, photos, sculptures, papiers manuscrits, matières, textures, autant de strates et de matières instables qui disent, chacune à leur manière, la dépossession ingénieuse qui travalle les espaces.

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Sally Bonn, (le peuple des bords) une sédimentation d’images sans image (à partir des œuvres de Joan Ayrton, Cécile Beau, Faust Cardinali, Anne-Valérie Gasc, Agèns Geoffray, Dominique Ghesquière et Virginie Yassef, éditions Le Mot et le Reste, 2014

lundi 23 février 2015

Un sbire sinon rien: Mauche, déconsidérateur


Et si le nouveau texte de Jérôme Mauche, Le sbire à travers, était immensément drôle ? Et si, au-delà du projet et de sa mécanique – raconter ( ?) brièvement des situations bancales où la délinquance fait transfuge et délaisse le réel pour vicier le syntaxique –  résonnait un grand rire sain et kafkaïen ? Un demi-millier de paragraphes sont ici consacrés à d’étranges dérapages : des faits divers, si l’on veut, ou des spectrographies de vies, des montages d’existences, des constats d’échec, bref, des « petites épures mortes en travail », qu’on pourra/pourrait lire en parallèles plus ou moins divergentes avec les textes d’Yves Pagès (Petites natures mortes au travail), de Régis Jauffret (Microfictions) ou de Philippe Adam (Les impudiques), même si, bien sûr, l’enjeu est ici autre.
D’emblée, ou presque, Mauche nous donne le modus operandi de ces unités textuelles :
« A travers le sbire a pour sujet de déconsidérer un certain type de phrase basé sur des activités de moyenne réprobation, l’inconvénient est que l’inintérêt de l’intérêt finit par être tenace et notamment sollicité par de petites failles techniques on finirait presque par y croire, le récit esquissé aboutit et manque, la narration exsude par des mots sans mémoire, Le sbire à travers (en trop grand nombre, repris) est une manière de précipiter des intitulés en les jetant au sol, autre que c’est impossible ils rebondissent parfois. »
A travers le sbire ou le sbire à travers ? Le retournement du gant procède évidemment de cette opération poétique à laquelle se livre (et qu’invente) Mauche : la déconsidération du réel par la phrase à failles. Bon, je sens que vous n’êtes pas encore convaincu de la drôlerie de la chose, mais c’est parce que, dès qu’on parle syntaxe, les dents se serrent, or quoi de plus hilarant pourtant qu’une phrase qui se casse la gueule en se mordant la queue ? L’auteur – le sbire en chef ? – transforme son paragraphe en toile d’araignée, y engluant notre lecture pour mieux faire résonner sa toile. On est, d’une certaine façon, dans le camp de Buster Keaton, mais c'est du Keaton grammatical, donc bien sûr très particulier, et sans doute cela exige une forme d’abandon vigilant, mais il est rare qu’une lecture fasse rire du fond de son articulation linguistique – voyez pourtant :
« L’homme nettoie une à une les marches de cette maison de retraite, celle du perron reluisent, en particulier une enquête administrative démontre que c’est aux affiliés à leurs risques et périls de s’y aventurer, mais la meilleure manière d’en déduire le glissant ne serait proportionnellement que d’augmenter le montant de sa propre police d’assurance, lui-même avec un balai fait des offres très intéressantes. »
Jouant avec l’ordre de causalité, les accords, les pronoms, les pluriel, se servant de la virgule comme d’un croche-patte, poussant l'adverbe comme un pavé déchaussé, Mauche déconstruit et reconstruit des milliers d’infra-drames avec une virtuosité discrète qui rend la lecture de son livre incroyablement active. On lit à l’affût, et pourtant on passe par le collet à chaque fois. Qui peuple ce livre ? Oh, humanité ! Il y a un bonhomme de neige, un chercheur d’or, un chef d’entreprise, un chien, un chat-huant, un gang mafieux, un médecin, un infirmier, un journaliste, une employée de maison, etc. Ils préféreraient tous ne pas, mais allez savoir. C’est sans fin. Comme des grappes de vies arrachées à leur terreau de mots qu’on aurait replantées pour faire de la narration non une possibilité mais une impossibilité encore plus riche, parce que soumise à une opération virale. Des boutures calamiteuses (mais calibrées) pour mieux contaminer l’hallucinante végétation humaine. Pour mieux rire, donc, aussi :
« Une petite grand-mère se rend à la boucherie voisine, on la connaît surtout pour son insistance à commander de minuscules portions de viande qu’elle cherche à réduire encore sous le coutelas du professionnel amusé d’abord, cet homme intègre perd sa bonne humeur quand à force de toujours réclamer un chouïa en moins il en arrive à la pulpe de ses doigts, mais elle ne mange pas de ce pain, il se refuse à emporter ces rognures empaquetées de phalange que pourtant il lui cède. »
D’une certaine façon, Le sbire à travers est le livre des mutilations. Si la pensée est un acte de la chair, alors l’écriture est une lame dont le lecteur est le manche. QED.
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Jérôme Mauche, Le sbire à travers, éditions Le Bleu du Ciel, 17 €

jeudi 12 février 2015

La manigance des livres

Sait-on pourquoi on achète certains livres? Mardi, de passage à Marseille, je constate qu'une pénurie fatale pèse sur mes lectures. J'ai lu dans le train la moitié des livres que j'avais apportés, et quant aux deux qu'il me reste à lire, ils me tombent des mains, sable sec plus que poussière d'or. Or j'ai encore quelques jours dans le sud, et pas mal d'heures de train (Marseille-Fréjus; Fréjus-Aix; Aix-Marseille; Marseille-Paris). Je file donc à la librairie la plus proche de mon hôtel, qui se trouve être L'Odeur du temps. Ne serait-ce que pour le rayon Poésie, c'est une escale précieuse.
J'y passe un certain temps, une heure probablement, même si le temps passé en librairie est un temps très particulier, les secondes étant remplacées par les titres parcourus, les minutes par les pages feuilletées, les lignes avalées faisant de nous d'étranges poissons assoiffés, avides d'hameçons, aux yeux écarquillés, évoluant lentement entre les rives d'étagères… Bref, je repars avec trois livres: Cerveaux, de Gottfried Benn, Journal d'un gardien d'hôpital d'Oleg Pavlov et La fin d'un roman de famille, de Péter Nadas. — Ciel bleu microsoft, soleil cou intact, le Vieux Port comme à neuf. Un mardi sur terre, près de l'eau. Avec en fond le grand cerveau carré du MuCEM qui expose des "moments si doux" signés Depardon.

Bien sûr, je peux justifier individuellement de chaque ouvrage. Par exemple, je sais que je prends le Benn parce que je viens de lire 1913, le livre de Florian Illies, où il est question entre autres de Benn. Pour le Pavlov, j'ai également une explication: c'est un témoignage russe, constitué de paragraphes courts, et il se trouve que ma fille étant sociologue et russophone, j'ai de plus en plus tendance à m'intéresser à des documents sur la Russie. Pour Péter Nadas, eh bien, c'est Nadas, n'est-ce pas, qui plus est publié par un éditeur que j'apprécie particulièrement, Le Bruit du Temps.

Mais y a-t-il quelque chose qui lie ces trois ouvrages, quelque chose qui prédomine à leur réunion? Car j'aurais pu en choisir mille autres et trouver pour chacun une raison valable de l'acquérir. Je m'aperçois alors que le Pavlov traite en grande partie de cadavres à la morgue de l'hôpital. Quant au recueil de textes de Gottfried Benn, il s'ouvre sur des poèmes intitulés… "Morgue". Et le Nadas, me direz-vous? Hanté par la mort à venir du grand-père et de la grand-mère, il est également parcouru par le motif obsédant d'un poisson agonisant. Hum. Serais-je dans une phase morbide? Je cherche. Il y a une explication. La dernière fois que je suis venu à Marseille, que j'y suis resté quelque temps, c'était pour assister à une partie d'un tournage, celui du film de ma femme, Marion Laine, A cœur ouvert, adaptation d'un roman de Mathias Enard, Remonter l'Orénoque, l'histoire de deux chirurgiens, une histoire qui se déroule en partie à l'hôpital, avec en prime un coma dont on ne revient pas (quoique…).

Est-ce ainsi que vivent et manigancent les livres, tapis au fond de la bibliothèque de notre cerveau, contractant de mystérieuses alliances par-delà le suaire de leurs couvertures, profitant des associations de hasard (Marseille, l'hôpital…) pour se frayer un chemin jusque sous le scalpel de nos yeux? Allez savoir. Ce qui est sûr, c'est que leur dénominateur commun va au-delà de notre simple subjectivité. Poissons nous sommes, profondes les eaux – et malins les livres. Nous reviendrons sur ces lectures, quand nous aurons refait surface…
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Gottfried Benn/Alain Bosquet, Cerveaux, édition établie et présentée par Eryck de Rubercy, éd. de la Différence
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Péter Nadas, La fin d'un roman de famille, traduit du hongrois par Georges Kassai, éd. Le Bruit du Temps
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Oleg Pavlov, Journal d'un gardien d'hôpital, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éd. Noir sur Blanc
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Florian Illies, 1913, Traduit de l'allemand par Frédéric Joly, éd. Piranha

mardi 10 février 2015

Au fond du puits avec Iván Repila

Prenons les choses à rebours. Contournons-les sournoisement. Au lieu de parler d'un livre, faisons-le parler. Ou plutôt faisons parler ce qu'il se refuse à être. Prenez Le Puits, d'Iván Repila, roman espagnol paru en 2013 et traduit/publié il y a peu chez Denoël. Imaginez que vous deviez écrire Le Puits. Votre première question serait: C'est quoi l'histoire? Eh bien la voici: deux frères sont au fond d'un puits. Voilà. Débrouillez-vous. Nanti d'autant d'informations, vous vous retrouveriez ni plus ni moins face à ce mur en apparence infranchissable qu'est la littérature réduite à sa plus opaque expression.
Comment déplier ça: deux frères au fond d'un puits. Pour vous faciliter les choses, on va vous rajouter quelques contraintes. On ne sait pas comment les frères en sont arrivés à végéter au fond d'un puits. On ne connaît pas leurs noms. On ignore tout de leur passé – souvenirs interdits, donc. Que faire au fond d'un puits? Que faire dans un livre changé en puits? Vous feriez quoi, vous? Le principe du puits est le suivant: survivre, éventuellement en sortir. Que mange-t-on dans un puits? Qu'y boit-on? A quoi s'occupe-t-on? Peut-on encore y rêver?

Retour à la case départ: deux frères sont dans un puits. Ou plutôt: deux personnages sont dans un livre dont on ne peut apparemment pas sortir, où il n'y a rien à faire, hormis tenir bon, attendre la mort, résister. Vous commencez à voir le problème? Le problème narratif? Parce que bien sûr, vous commencez à comprendre, le puits est à peine une métaphore, il est même ce qui tue la métaphore, il est l'absence de forme, le trou doté d'un socle et basta. Mais bon, on vous a aidé un peu quand même: les deux personnages sont frères. L'un est fort, l'autre faible; l'un est grand, l'autre petit. Ce sont sans doute des enfants, mais qui ne redevient pas enfant au fond d'un puits? 

La force du roman de Repila est là, à chaque page. Il n'y a rien à dire, rien à raconter, et pourtant on ne peut pas laisser ces deux gosses crever quand même. Que font-ils? Est-on ce qu'on fait, quand ce qu'on fait se passe au fond d'un puits? Est-ce que ça peut faire un roman? Est-ce que le temps arrêté, les forces qui déclinent, la folie qui guette, est-ce que tout ça peut faire roman, faire même livre?

Repila va concentrer toutes les forces de son récit-puits sur l'évident: la faim, le corps, l'esprit. La faim? Il faut bouffer le puits, bouffer des asticots, des pierres, de la terre. Le corps? Il faut l'empêcher de péricliter, bouger, remuer, dormir. L'esprit? Là, c'est plus compliqué. Survivre suffit-il à l'esprit?
"Le Petit pose des questions inutiles;
– Pourquoi est-ce qu'on est là?
– Est-ce que c'est le monde réel?
– Sommes-nous vraiment des enfants?
Le Grand ne répond jamais."
Roman de l'abandon, de l'espoir irréductible à l'illusoire, Le Puits parvient, en une centaine de pages, à remettre au centre du vide la pulsion de vie. Les puits déshumanisent, c'est bien connu, ils font de nous des bêtes, des êtres de boue et de nuit, mais voilà, il y a cet os qui ne passe pas, et qui s'appelle langage. La bouche est-elle un puits? Comment en sortir sinon en parlant? Livre noir, livre sombre, où l'on gratte la page jusqu'au sang, le corps réduit à une chair rebelle, secouée de mots. Ecrire le puits? L'angoisse? Le désespoir? La fraternité?

Les fables sont cruelles, mais les puits le sont encore davantage. Alors penchez-vous par dessus la margelle, c'est cela, encore un peu plus, voilà, encore, encore…

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Iván Repila, Le Puits, préface de Zoé Valdés, traduit de l'espagnol par Margot Nguyen Béraud, éd. Denoël, 11 €
Special thanks à Pierre Demarty qui m'a aiguillé vers ce puits…

vendredi 6 février 2015

La phrase du jour

"Ça fait tout de même 2 200 pages ! Et j'en ai lu 60%. C'est vraiment fascinant"dixit Nicolas Sarkozy à propos de Guerre et Paix de Tolstoï.

A partir de ces données, vous calculerez combien il reste de pages à lire à notre CRP (conférencier rémunéré professionnel). Puis vous ferez vos propres déductions sur le rythme de lecture de l'ancien président en vous rappelant qu'en 2011, de retour de Lybie, dans l'avion, Sarkozy était déjà en train de lire le roman de Tolstoï…

jeudi 5 février 2015

On dirait le sud / Ce n'est qu'un au revoir

Le Clavier Cannibale va suspendre quelque temps ses activités ludico-répréhensibles pour cause de déplacements divers, une occasion également de rattraper quelques retards de lectures et d'avancer sur divers chantiers en cours… Bref, reprise des hospitalités autour du 24 février a priori, avec peut-être entretemps un ou deux posts, histoire de ne pas trop laisser se rouiller le clavier.

En attendant, je vous signale trois rencontres autour de mon dernier livre, une novella érotico-byzantine à tendance psycho-lubrique, intitulée Dans la queue le venin, à paraître la semaine prochaines aux éditions de l'Arbre Vengeur.


1/ Rencontre jeudi 12 février à 18h, à la librairie Goulard, à Aix-en-Province (37 Cours Mirabeau, 13100 Aix-en-Provence). La rencontre sera animée par Nathalie Espérandieu.

2/ Rencontre le samedi 14 février à 14h30 à la bibliothèque de l'Alcazar, à Marseille (58 Cours Belsunce  13001 Marseille). La rencontre aura lieu à l'auditorium et sera également animée par N. Espérandieu. On y parlera de Dans la queue le venin, mais aussi écriture, traduction, cuisine, lot49, etc.


3/ Rencontre toujours le samedi 14 février, et toujours à Marseille (ah mais au fait c'est la Saint-Valentin!) à 18h, à la librairie Prado Paradis (19, avenue de Mazargues, 13008 Marseille). La rencontre sera suivie d'une lecture par myself de Dans la queue le venin.


Bon, pour vous réchauffer la couenne tactile et stimuler vos zones sensibles supérieures, voici un court extrait en guise d'au revoir…

"Oui, Pomponette a besoin de baiser à intervalles plus frénétiques que réguliers, même seule, même du bout du doigt. Certes, un homme n’est jamais de trop pour aider ses formes à s’assouplir et ses muscles à se tendre, mais un homme peut parfois ressembler à une pub pour la pagaille, et rien de pire, oh non, rien de pire qu’un partenaire qui semble se livrer à une laborieuse varappe ou pratique la levrette comme un joueur de flipper distrait. Rien de pire qu’un quidam qui caracole en jockey quand il faut réapprendre l’art de la dentelle. Et puis, comme le sait pertinemment Pomponette pour en avoir discuté avec ses sœurs en orgasmes, certains hommes ont la fâcheuse manie de s’imaginer manivelle et de guetter, en anxieux routards, le fier crépitement de ce moteur qu’ils feraient mieux de frotter au chamois plutôt que de le brusquer à coups de hanche. En outre, depuis qu’ils ont accès à des chaînes spécialisées autres que Disney ou Discovery, les mâles modernes attendent de vous un comportement à base de nuisette et de godes et ont tendance à bâcler les dialogues. Mais Pomponette leur pardonne leurs pattes palmées et leur bouche de ragondin quand ils ont la courtoisie de garder leur divine cartouche pour la fusillade finale. Elle veut bien sûr qu’ils jouissent aussi, mais à ses conditions, qu’elle prend soin de leur énumérer d’une pointe de langue dans l’oreille – s’ils savent écouter, ils entendront raison et prendront plaisir à souquer en même temps qu’elle."


mercredi 4 février 2015

Dans le Doubs, abstiens-toi

Suite au micmac des élections législatives dans le Doubs, Alain Juppé l'a dit:
"Nous avons été trop complaisants avec le FN."
Désormais, donc, il s'agira d'être, au choix: un peu complaisant, ou très complaisant, ou moyennement complaisant, ou juste complaisant – bref, n'importe quelle nuance de gris mais surtout pas "trop" complaisant. Ça va mieux en le disant, non?

Un jour sans fin (mais avec deux marmottes)

La nouvelle est tombée hier tel un fruit mûr appelé à d'ineffables compotes: le nouveau roman de Guillaume Musso sortira le 26 mars prochain. Il s'appellera Elle & Lui. L'intrigue est la suivante: «Mia est une actrice anglaise venue se réfugier à Montmartre. Paul est un écrivain américain vivant dans le Marais. Leurs chemins se croisent par le biais d'un site de rencontres, et tous les deux décident de rester amis. Ils doivent tout tenter pour ne pas tomber amoureux.» Ah non pardon je me suis trompé, en fait il s'agit de l'intrigue du prochain livre de Marc Levy, qui s'appelle effectivement Elle & Lui et sortira, si mes sources sont fiables, le 5 février. Je me dois donc de rectifier les informations précédentes, aussitôt dit aussitôt fait, voici donc l'intrigue du prochain roman de Guillaume Musso à paraître le 26 mars prochain. Il s'appellera Elle & Lui. L'intrigue est la suivante: «Mia est une actrice anglaise venue se réfugier à Montmartre. Paul est un écrivain américain vivant dans le Marais. Leurs chemins se croisent par le biais d'un site de rencontres, et tous les deux décident de rester amis. Ils doivent tout tenter pour ne pas tomber amoureux.» Ah non pardon je me suis trompé, en fait il s'agit de l'intrigue du prochain livre de Marc Levy, qui s'appelle effectivement Elle & Lui et sortira, si mes sources sont fiables, le 5 février. Je me dois donc de rectifier les informations précédentes, aussitôt dit aussitôt fait, voici donc l'intrigue du prochain roman de Guillaume Musso à paraître le 26 mars prochain. Il s'appellera Elle & Lui. L'intrigue est la suivante: «Mia est une actrice anglaise venue se réfugier à Montmartre. Paul est un écrivain américain vivant dans le Marais. Leurs chemins se croisent par le biais d'un site de rencontres, et tous les deux décident de rester amis. Ils doivent tout tenter pour ne pas tomber amoureux.» Ah non pardon je me suis trompé, en fait il s'agit de l'intrigue du prochain livre de Marc Levy, qui s'appelle effectivement Elle & Lui et sortira, si mes sources sont fiables, le 5 février. Je me dois donc de rectifier les informations précédentes, aussitôt dit aussitôt fait, voici donc l'intrigue du prochain roman de Guillaume Musso à paraître le 26 mars prochain.Il s'appellera Elle & Lui. L'intrigue est la suivante: «Mia est une actrice anglaise venue se réfugier à Montmartre. Paul est un écrivain américain vivant dans le Marais. Leurs chemins se croisent par le biais d'un site de rencontres, et tous les deux décident de rester amis. Ils doivent tout tenter pour ne pas tomber amoureux.» Ah non pardon je me suis trompé, en fait il s'agit de l'intrigue du prochain livre de Marc Levy, qui s'appelle effectivement Elle & Lui et sortira, si mes sources sont fiables, le 5 février. Je me dois donc de rectifier les informations précédentes, aussitôt dit aussitôt fait, voici donc l'intrigue du prochain roman de Guillaume Musso à paraître le 26 mars prochain…

mardi 3 février 2015

Dans l'aveu le venin: Adam et les fragments d'un discours sexuel

Imaginez un confessionnal vaste comme un aéroport, bondé comme un hypermarché, bruyant comme une ruche, enjoué comme une prison, où des centaines d'âmes en peine viendraient témoigner à chair ouverte de leur expérience sexuelle en ce bas monde. Imaginez aussi qu'on ait prévu toutes sortes de stratégies d'aveu: récit, description, interrogation, plainte, explication, revendication, promesse, déni, etc. Les impudiques, de Philippe Adam, est la matérialisation sans concession de cet univers, la bourse aux palabres où fantasmes et expériences, souvenirs et racontars, plaisirs et douleurs peuvent circuler librement, monstrueusement et comme indéfiniment.

Sur deux cents pages, à raison de courts paragraphes allant de quelques lignes à une page et demie, l'auteur donne à entendre des voix, des moments, des dérives et des regrets. Variant les stratégies narratives, décalant les points de vue, confondant les interprétations, c'est à chaque fois la comédie du cul qui se joue ici. Des instantanés où les pulsions  et les espoirs brisés sont livrées à la danse du langage. Car ce qui se joue ici avant tout, par-delà les discours contrefaits sur la misère sexuelle ordinaire (ou pas si ordinaire, ou pas si miséreuse), c'est une sorte de puissance syntaxique, la capacité à faire tenir et vibrer dans la phrase ce qui en principe ne se dit pas. Et de fait Les impudiques est peut-être un roman parfait, comme on dit "crime parfait". Rien n'y manque: des intrigues et des sous-intrigues, des personnages hauts en couleurs, des situations scabreuses, des retournements, des surprises, du sang, du sperme, des cris, des silences, et l'impénétrable chuchotis de la compassion. C'est souvent cruel, parfois drôle, il arrive même que ça soit insoutenable. Sur les rapports homme-femme, le livre frôle l'indépassable. Voici deux entrées:
"Tous les hommes sont des porcs. Se passe d'exemples, de démonstrations et de commentaires."

"Pour mémoire. Elle sortait de chez elle quand elle a senti que quelqu'un la suivait. Elle s'est retournée. A hurlé. A hurlé encore. Elle a failli être agressée, ce matin-là, sous un porche. Elle a déposé plainte, mais le cri, mais la plainte restent en soi."

Pour chaque situation, chaque cas, Adam construit un paragraphe impeccable et implacable, susceptible d'en abriter l'espoir ou l'abjection sans en déformer les intentions. La veulerie, trait dominant du mâle en terrain sexuel, y est exposée comme un os cent fois rongé mais qui continue à vouloir remplir son office. Défilent tour à tour les déçus, les blasés, les impuissants, les violées, les abusées. Il y a celle qui raconte sa première fois (puis sa deuxième, sa troisième, etc.), il y a des petites annonces, des veuves, des branleurs, des prêtres, et ça parle, ça soliloque, ça explique, parfois le locuteur s'adresse à quelqu'un – l'auteur? le lecteur? Certains "personnages" reviennent, des histoires sont prolongées (le prostitué occasionnel, la Chinoise kidnappée, l'actrice porno humiliée, l'oncle grivois…), et tous les âges, tous les sexes y paradent et y chutent. La tâche sexuelle est décrite crûment, mécaniquement, entre déception et lassitude, dégoût et abjection, hypocrisie et cruauté: l'inceste côtoie la torture, la masturbation compulsive, l'impuissance, le conjugal, les coups retenus ou donnés, la moquerie, l'incompréhension de l'autre. On sourit quand même parfois, car le texte d'Adam n'est pas sociologique (même si à ce niveau il est d'une puissance incontestable), mais immensément stylistique: il s'agit de donner corps et voix à l'impudicité, d'en faire la matière vivante de l'écriture, de faire du malséant une écriture. Et ce sans complaisance aucune, grâce à un sens de l'équilibre opératoire jusque dans l'excès.

Ainsi, au lieu de nous donner à lire un ouvrage poisseux et miséreux à la Houellebecq, Adam réussit le tour de force suprême. Son livre est une fête, une fête où coulent les larmes, le foutre, le sang, certes, mais une fête au sens où il est animé d'une violente lucidité, où aucune hypocrisie ne lui résiste, où la virilité est moquée jusque dans ses plus pitoyables recoins, où l'humiliation perpétuelle offerte aux femmes en guise d'attention est sans cesse montrée, chorégraphiée. Adam ne dénonce pas, il pose les choses sous nos yeux comme si elles naissaient telles, enfin formulées dans leur vérité crasse, et surtout comme si leur abjection pouvait à l'occasion nous servir de miroir. C'est donc une œuvre de moraliste. Salutaire et impitoyable. Des "fragments d'un discours sexuel" conçus au millimètre comme des machines de guerre, lancées sur le théâtre des opérations sexuelles, qui n'épargnent personne, et surtout pas le lecteur. Un livre-outrage, où l'impudicité fait style, absolument sidérant et définitivement indispensable.

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Philippe Adam, Les impudiques, éd. Verticales, 18€50

lundi 2 février 2015

Logique de la dévoration: Fercak au naturel

A l’inverse d’un Robinson échoué sur une île déserte et cherchant à y recommencer l’humaine entreprise, imaginons plutôt un animal incarcéré dans le cœur de ville et refusant désespérément toute domesticité. Ou mieux encore, suivons Claire Fercak, et brouillons davantage les pistes : le monde est une ménagerie et notre passé encore plus contraignant encore que l’instinct. Quel pelage adopter? Comment fuir ? Comment s’arracher au terrier des habitudes et arpenter les steppes rêvées du devenir ?
Histoires naturelles de l’oubli s’aventure dans un au-delà mystérieusement plus présent que la réalité. Deux personnages – Odradek et Suzanne – vont devoir se réinventer après un drame. Pour Odradek, le drame a eu lieu dans la ménagerie où il travaillait comme soigneur, et s’est soldé par un coma dont il est revenu comme neuf, ou plutôt dépouillé, débarrassé de sa mémoire, amnésique aux yeux des hommes mais sauvage à sa mesure. Pour Suzanne, c’est la perte de son mari, Léonard, mort dans un accident de voiture, qui a  tout fait basculer. Ni l'un ni l'autre ne veulent reprendre là où ils en étaient avant la rupture. Fercak leur donne la parole tour à tour, et chacun nous entraine dans un lent et patient dérèglement des sens.
Venus de deux mondes en apparence différents – la ménagerie pour Odradek, la bibliothèque pour Suzanne –, ils vont tout faire pour se déprendre d’eux-mêmes, pour rompre ce fil ténu qui les rattachait non seulement au passé mais à leur humanité programmée. Un trauma aura suffi pour que le cirque social perde de son attrait. Odradek, qui soignait les animaux, est désormais embarqué dans un devenir-renard, il se veut corsac, et tout son corps réclame la steppe, le langage ne l’intéresse plus, il est déjà ailleurs :
« Je ne suis pas un homme enterré vivant dans un corps de renard. Je suis un renard, avec une âme de renard. J’ai dû me démultiplier, en sortir, de ce corps animal, prendre une forme humaine. »
Changer de forme : plus que le simple désir de faire la bête, c’est la grande affaire des deux protagonistes de ce roman gémellaire qui s'attache à leurs pas, leurs traces, leurs sentes. Ici, l’oubli aide à faire sécession, il permet de décrocher, d’aller au-delà du contrat social. Renarration. Régénération. Ni seigneur ni soigneur, ni mère ni veuve, ni ceci, ni cela, mais entre-deux, changement, esprit incarné de la métamorphose. Se rappeler ici la phrase de Walter Benjamin sur Odradek, ce personnage d'un nouvelle inachevée de Kafka:
"Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l'oubli."
Habité par un vif et souple esprit ovidien, généreux dans le détail et fantasque par sa trame, Histoires naturelles de l’oubli change les vibrations de la fable en expérience sensible. « La mémoire est une faculté qui oublie », est-il dit à un moment. Claire Fercak, loin de chanter l’utopique déverrouillage de l’être, travaille le lendemain des trop grandes douleurs, et leur offre d’inattendues perspectives – il est alors possible d’être autre, d’être à jamais l’enfui de soi-même, renard mongol, femme libre, anomal ou animal, à égale distance de la sève et du sang. Pas très loin, donc, ainsi que le lecteur le découvrira, des mirages désirés d’Ikh Nartiin Chuluu…
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 Claire Fercak, Histoires naturelles de l'oubli, éd. Verticales, 17€90
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Illustration: Gustave Courbet, Renard pris au piège