mardi 22 septembre 2015

Le poème évident et le petit poème: Bennett et Doubinsky

Poèmes évidents, de Guy Bennett, est un recueil de poèmes. Il est traduit de l'américain par Frédéric Forte & Guy Bennett, c'est donc aussi une traduction. Une traduction de poèmes évidents. Chaque poème possède un titre que le contenu expose ou explicite en disant ce qu'il fait tout en faisant ce qu'il dit. C'est un procédé, mais comme tous les procédés, même au billard, rien n'empêche qu'il introduise un peu de rouage dans la mer de sable qu'est la mer de la poésie. 
Par exemple, un poème intitulé "Poème conceptuel" :
"Sur le plan esthétique,
ceci n'est pas un poème conceptuel.

Sur le plan sémantique, si."
On comprend donc que l'évidence dont il est ici question a plus d'un tour autour de son vase dont est absente la sempiternelle fleur des bouquets. Il y a des poèmes trouvés, des poèmes sous contraintes ("Ce poème a été écrit / à l'aide de plusieurs contraintes. / Que vous ne soyez pas capable de les identifier / n'en dit pas plus sur vos capacités de lecteur / que cela n'en dit sur la qualité / de ce poème."), un poème en prose, un poème qui s'en tient à un message, un nique ce poème et même un poème de remplissage. C'est évidemment jouissif, d'autant plus que l'excès de lisibilité se double d'un petit double-fond qui agit dans l'esprit du lecteur comme un ressort légèrement vicieux, comme si what-you-see n'était pas toujours what-you-got, si vous voyez ce que je veux dire. Mais le fait que le poème devienne le commentateur et l'exemple de ce que son titre énonce/annonce ne relève bien sûr nullement de la potacherie (rappelons d'ailleurs que Bennett a traduit, entre autres, Espitallier, Roubaud, Novarina — c'est donc quelqu'un de sérieux, aussi).

Délicieuse coïncidence, l'écrivain français Seb Doubinsky a publié il y a peu un recueil de poèmes (en anglais ah ah, mais encore non traduit hélas) qui s'intitule This Little Poem, et qui par certains côtés ressemblent aux poèmes évidents de Bennett, puisque chaque poème est défini en même temps qu'écrit, mais au moyen d'une stylistique assez différente, plus ancrée dans le physique et l'effet de réel, sans pour autant faire l'économie de l'humour (loin de là), comme si le poème nous causait, avouait, racontait, blaguait. Il y a un poème sur la traduction (que je me permets de traduire):
"ce poème est une traduction
mais il ne sait pas qu'il
pense qu'il est l'original
alors que non, il ne l'est pas
c'est un palimpseste de lui-même"
Chez Bennett, on l'a vu, le poème est considéré comme un programme qui s'auto-commente, voire s'auto-détruit. Chez Doubinsky, le poème est une personne, ou plutôt une persona, il va dans les bars, regarde les grenouilles, ne fait pas de prisonniers, marche pieds nus, etc. Il a lu Ginsberg et cramé des pneus. Il se veut mineur, d'âge et de gueule, avec la poésie enfoncée dans la poche arrière comme il se doit. Sa beauté et sa force naissent de son dénuement:
"ce poème est célibataire
il n'a pas de revenus
pas de maison pas de voiture
pas de télé pas de chien pas d'enfants
et absolument rien à offrir
pas même un titre"

Vous saurez donc tout sur le poème, sa vie, son œuvre, ses palpitations et ses dossiers droits, son goût prononcé pour l'absinthe et le changement de paradigme en dévorant ces deux petits recueils de poèmes qui sont composés, autant vous le dire, de poèmes imprimés sur des pages reliées.
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Guy Bennett, Poèmes évidents, traduit de l'américain par Frédéric Forte & Guy Bennett, postface de Jacques Roubaud, éditions de l'Attente,, 12,50€
Seb Doubinsky, This Little Poem, Leaky Boot Press

3 commentaires:

  1. Merci pour la découverte... Dans un genre similaire, il y a les merveilleux Gedichtgedichte du regretté Oskar Pastior, poèmes faisant la description d'autres poèmes non écrits.

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  2. Il m'arrive d'aimer Espitallier, mais je préfère Deguy, j'aime parfois Roubaud, mais je préfère Butor, j'aime les clins d'oeil, mais je leur préfère les regards...Comprenne qui pourra (voudra?), Seb en fera sûrement partie (j'en profite d'ailleurs pour saluer l'homme et l'oeuvre!)

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  3. Moi aussi je préfère Deguy à Espitallier, parce que chaque fois que je lis Espitallier, je me dis que j'ai déjà lu ça quelque part. (JME)

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