vendredi 9 janvier 2015

Stoltenberg et les traîtres érotiques


Un jour, lors d'une interview télévisée, l'écrivain américain James Baldwin réfuta la notion de "blancheur". Le journaliste trouva que c'était pousser le bouchon un peu trop loin. James Baldwin fit alors cette réponse puissante et lumineuse :
« Si vous insistez pour être blanc, je n’ai d’autre alternative que d’être noir. »
Dans son livre Refuser d’être un homme, qui regroupe des textes écrits en gros entre 1975 et 1985, John Stoltenberg explique en quoi l’assertion de Baldwin l’a aidé dans sa démarche féministe : il ne veut pas insister pour être un "homme", au sens de représentant et acteur de la suprématie masculine. Certes, il a conscience qu’il est délicat de tenir un discours féministe dès lors qu’on est un homme mais sa position lui permet en revanche, ainsi que le souligne Christine Delphy dans son avant-propos à l’édition française de Refusing to be a Man, de parler du point de vue de quelqu’un qui connaît « les stratagèmes de domination » forgés « consciemment » par les hommes. 

Le texte de Stoltenberg aura mis presque trente ans à trouver un éditeur français. Au vu de ses thèses et de la résistance auxdites thèses, on n’osera guère s’en étonner. Compagnon de la féministe radicale Andrea Dworkin, John Stoltenberg a écrit, avec Refuser d’être un homme, un ouvrage essentiel et percutant, prenant à bras-le-corps les principaux problèmes liés à la suprématie masculine.

Partant du principe que l’identité sexuelle n’est ni une réalité ni un état de nature, mais une idée, ou pire, une foi, partagée de façon tacite par ses fidèles – alors que nous sommes, pour reprendre l’expression d’Andrea Dworkin, « une espèce multisexuée » –, il pose d’emblée la question qui lui semble synthétiser l’impunité de cette foi : pourquoi des hommes violent-ils ? Il est clair pour Stoltenberg que « notre identité de genre est le résultat et non la cause des valeurs violentes de notre conduite ».  Cette histoire de genre est ici cruciale, car pour l’auteur, « les pénis existent ; le sexe masculin, non ». Mais l’équivalence établie entre la réalité physique (le pénis) et le fantasme (le sexe masculin) crée la dimension virile qui passe par l’objectification sexuelle de la femme, laquelle consiste globalement à « pornographier l’autre ». Partant de ce constat, Stoltenberg nous invite « à devenir [nous] aussi des traîtres érotiques au système de la suprématie masculine ».

La question de l’objectification sexuelle est centrale dans la réflexion de Stoltenberg, car pour ce dernier « la sexualité masculine sans l’objectification sexuelle demeure un impensé ». Et cette objectification sexuelle, en outre, doit être considérée comme un acte, et pas seulement comme un fantasme, d’où la critique passionnante que fait l’auteur de la pornographie, bastion économique du sexisme, et dont la ruse ultime consiste à « rendre sexy le sexisme », interdisant de fait toute possibilité d’une éthique de soi. Mais la pornographie n’est pas le seul agent de la formation des mâles. Les relations père-fils interviennent bien évidemment :
« D’une certaine façon, tout homme apprend au cours de sa vie à ajuster son entière sensibilité érotique et émotionnelle – et, partant, sa volonté – à un projet d’appropriation. »
On comprendra, à la lecture de ces chapitres engagés et pénétrants, que, pour l’auteur de ces essais, la liberté sexuelle n’est pas encore advenue, dans la mesure où le phénomène qui en prend la fallacieuse apparence fait grassement l’économie de la « justice sexuelle » et encore plus grassement le jeu de l’objectification sexuelle (dégradante pour les femmes, réconfortante pour les hommes).

Stoltenberg se penche également sur la menace que ressentent les hommes devant le désir d’autonomie des femmes face à la procréation. Selon lui, l’insécurité masculine viendrait entre autres de ce que les hommes sentent que si leur mère avait eu le choix, ils n’existeraient peut-être pas ; et que si leur femme avait le choix, leur fils peut-être ne verrait pas le jour. Or l’homme considère le fils comme une sorte d’extension phallique de son être. 

On conseillera donc vivement la lecture de ce livre à tous les êtres dotés d’un pénis, et en particulier à ceux qui éprouvent une certaine appréhension à l’idée de lire des écrits féministes. Le choc n’en sera que plus violent et, qui sait, d’autant salutaire.

La pensée du genre, dans sa dimension contestatrice, et parce qu’elle se heurte à un pouvoir et à des enjeux économiques colossaux reposant quasi exclusivement entre des mains « viriles », entre des puissances que Stoltenberg qualifie de « superbites », cette pensée reste aujourd’hui, et pour longtemps encore, sans doute, la pensée la plus ardue et la plus avancée de la tâche révolutionnaire quotidienne. Car où en est-on actuellement ? Laissons le mot de la fin à Stoltenberg, en goûtant à sa juste et ironique valeur la pertinence de son propos :
« La présence ou l’absence d’un pénis assez long est le principal critère départageant ceux qui grandiront comme homme ou comme femme. Et un des éléments ironiques de ce triage tout à fait fantaisiste et arbitraire est le fait que n’importe qui peut pisser assis ou debout. »
Les superbites feraient bien de s’asseoir et réfléchir un peu…

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John Stoltenberg, Refuser d’être un homme – Pour en finir avec la virilité, avant-propos de Christine Delphy, Mickaël Merlet, Yeun L-Y, Martin Dufresne, ouvrage traduit de l’anglais (quasi bénévolement) par ces trois derniers, éditions Syllepse (Paris) et M éditeur (Québec), coll. Nouvelles Questions féministes (2013), 22 €

5 commentaires:

  1. Je ne sais si je suis féministe ou phallocrate, culture et nature ne s'équilibrent pas, la culture et ses produits présentent des avantages, des vertus, un défaut : la culture dénature jusqu'au genre et identité, à partir d'un nouveau style d'exhortation et de nouvelles procréations. A quand l'enfant modifié?

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  2. Merci pour ce billet !

    Ptite coquille au début, Christine DelpHy. Qu'il faut lire et relire impérativement, d'ailleurs. Et comme on est sur un blog littéraire, j'ajoute que sa plume féministe est un régal d'ironie et de mordant, d'une grande qualité, ce qui facilite la digestion de son incontournable travail théorique et militant.

    Et sinon, j'espère qu'un jour on pourra lire ici des billets sur l'oeuvre de fiction de Monique Wittig (éditée par Minuit dans les années 60-80) !

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  3. Merci beaucoup de cette lecture, très emphatique, de notre bouquin, dont nous espérons qu'il nourrira d'autres dissidences actives et proféministes.
    Je regrette toutefois votre choix d'illustration: les "super-bites" ont plusieurs tactiques de consolidation et d'extension du patriarcat, dont celle de s'approprier le féminin, comme la rappelle Sheila Jeffreys dans son dernier brûlot, "Gender Hurts".
    Les censeurs affiliés à l'idéologie transgenriste s'inscrivent dans la lignée directe des libertariens sexuels qui ont toujours combattu Stoltenberg et Andrea Dworkin.
    D'accord avec Ben sur l'importance de Monique Wittig - et pas seulement dans son oeuvre de fiction: "La pensée straight" est un ouvrage indépassé, qui a nourri le travail de Léo Thiers-Vidal, un autre proféministe radical, comme nous.

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