mercredi 30 avril 2014

Dérapage contrôlé

Parce que, parfois, il vaut mieux l'écraser.

Culture, récipient et poltergeist

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Qu’est-ce que la culture ? Un récipient ? L’intérieur du récipient ? La main qui s’empare, à bon escient, dudit récipient ? Lire, voire, entendre : ainsi se décline en apparence l’opération consistant à ne pas rester nu. Mais la multiplication des lectures, des musiques, des choses vues, l’errance des sens, les pièges de la mémoire et la béance du regret ::: comment créer dans cette salle où nous convoquons sans cesse des tripotées d’échos ? Comment oublier les faramineuses réminiscences, les fines résonnances, les cracheurs de vœux et souffleurs de vers ? qui nous poussent et nous bousculent ? Est-il même possible d’aligner deux dés sans que leur total se réclame d’une piste où tous les acrobates forment des lettres ? A force d’absorber des formes, risquons-nous d’ankyloser une vision qui aspirait au jeûne, à la modernité du squelette renaissant ?  Pourtant, comment museler l’alexandrin rutilant de Rimbaud, les comparaisons en vrille de Lautréamont, comment voler plus haut que le christ aéroplane d’Apollinaire, pourquoi négliger Breton dans l’alphabet des nuits urbaines, casser des bouts d’Artaud au moment de lâcher le corps ?
On l’a compris : ce qu’on appelle culture – cette culture qui se constitue plus qu’on ne la constitue, qui enfle et se fragmente au hasard des drames de la vie, des heures d’ouverture des librairies et des conseils délivrés par les fantômes – cette culture qui n’a de générale que ses approximations rêvées ::: forme un "recueil improbable" que nous compulsons à notre (inlassable) insu.
C’est sans doute la raison pour laquelle l’écrivain passe ses heures d'écriture à décevoir ses attentes pour mieux faire dévier ses espoirs. Les strates sur lesquelles nous griffonnons grincent telles les lattes d’un sommier que d’autres semblent continuer d’étrenner. Dans la nuit de notre inquiétude, ça parle encore en baudelaire, ça continue de lamartiner, des spectres hugolisent, d’anciennes tribus tarkosisent, on croit même entendre des poltergeists cadioter ici et là. Qu’importe. Les outils valsent. Les formes fêlent. Les recettes débordent. Nous apprenons, nous ratons, nous guyotons, volodinons. Echos, aimantations, tensions. Silences, stupeurs, sources d’étonnement et de détours. A la rencontre d’un autre que soi, tout en fragmentation, confusions, effusions. Puis, à force de déplacements ::: frapper sa diction – et procéder à l’alphabétisation de ces milliers de petits soi qui voulaient prendre le pouvoir et qui, renvoyés d’un coup sec de la glotte au néant extérieur, se changent en gammes – et enfin, dans l’abandon  d’hier, s’absenter silence, mais en musique.

mardi 29 avril 2014

Enough pour faire un monde : les dits transverbérés de Pou

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Imaginez deux langues entrelacées : baiser bilingue ? Les choses peuvent-elles infiltrer les mots ? Quelle musique tirer des soupirs de la sainte et des cris de la fée ? Disons que le nouveau livre auteur de Jody Pou (dont on avait évoqué ici le livre précédent), I thought j’irais en bloom, modifie notre approche du nuancier linguistique. Que fait Pou ? Ecrit-elle en français en convoquant l’anglais ? Ecrit-elle en anglais en laissant le français y prendre ses aises. S’agit-il d’une écriture croisée, greffée ? Il faudrait, plus exactement, mais aussi plus extatiquement, convoquer la pulsion baroque. Musique, donc :
« les mains qui tombent à ses côtés, la tête en arrière pour traduire earthly pleasure douleur, ripping ses entrailles dont elle, la sainte, dit qu’elles sont tombées en dehors de son corps, lips parted in ecstasy, eyelids half closed, voluptuous but saintly extase dont l’église précise qu’elle est au-delà d’any earthly, explainable, understandable, rational, real, véritable, verifiable, logical, à posteriori, analytique, convaincante […]. »
Le milieu des choses, on le sait depuis au moins Deleuze, est nomade, il est à la fois point de tension en perpétuel déplacement et feu follet épris de lignes de fuite. En écrivant deux langues à la fois, Jody Pou instaure une rythmique du mitan qui lui permet d’ausculter plusieurs régions indécidables : l’extase, qu’incarne à jamais sainte Thérèse, dont la vibratile pâmoison – telle que mise en vagues par le Bernin – dit la tresse du oui et du non ; le théâtre baroque, où la torsion du poignet et l’inclinaison des doigts sont de subtiles valeurs propices aux modulations ; la chrysanthème qui ici joue le rôle non de l’absente de tout bouquet, mais d’indices de noces (celles du rose et du blanc) ; la notion d’espèce selon Darwin et la théorie du groupe ; la notion de sublime, etc.
S’il fallait nommer l’opération à laquelle recourt Jody Pou pour aider à la fusion du français et de l’anglais, on pourrait prononcer celui qu’elle-même démonte et déboite : transverberation.  « Trans » voyage alors, passant de la notion d’au-delà au verbe « transir », tandis que verberare penche d’abord du côté de la torsion, du coup de fouet, avant d’être fracturé en « verb » (dire, parler »), puis enfin « ver » + « berate » : la foi + le blâme. On assiste ici à une étymologie proprement extatique, puisque la raison cherche à se perdre dans des torsions échappant même à la foi. Mais cette « transverbération » – qui rappelle le fameux « transvertébration » de Proust – joue aussi comme un opérateur magique : le reflet pris dans le reflet démultiplie le visible et fait paniquer le sens.
I thought j’irais en bloom pourrait se dissoudre dans une échappée gnostique. Mais tel le chérubin veillant au désordre assoupi de Thérèse, son arc possède plus d’une flèche. On croisera donc aussi une boîte mystérieuse dans ce livre, qui n’est pas celle de Pandore, mais un contenant à la couleur changeante, un signifiant qui passe du rouge au rose-blanchâtre, comme un sang devenant chair puis os ; ainsi qu’une mystérieuse inscription sur le mur d’une cellule vénitienne, dont Byron aurait gardé souvenir.
Les six dernières pages du livre, comme inséminées par les avancées et écarts des pages précédentes, se laissent entraîner dans l’ADN d’un véloce monologue extérieur, où les motifs, comme brassés par Bach, peuvent se frôler et se répondre :
« […] masculin ou féminin, dans la nuit américaine ou nuit ou jour, Small et all askew on a seemingly symmetrical sphere that n’en est pas and sings its own vibration, nommant ce they that are with us here mais non pas nous, that are naming par nécessité ensemble what it is we are, rhizome, fluttering and vibrating, witnessing same or other, tuning on itself, spiraling in its painted, mutli-colored auto-portrait, reliques strewn, poussière, spinning,

matter

in bloom. »
La transverbération comme stade transi de la traduction ? We nous too l’espérons.

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Jody Pour, I thought j’irais en bloom, suivi de Ecrire Teinture, éd. Le Bleu du Ciel, 16 €

lundi 28 avril 2014

Prose position et vers ossification : Espitallier machino


On peut lire (ou relire) Caisse à outils, de Jean-Michel Espitallier pour plus d’une raison. On peut le lire pour se faire une idée – une idée sensible, dynamique – de « la poésie française aujourd’hui », et force est de reconnaître qu’Espitallier ne néglige aucun des acteurs de cette région qui n’est pas un genre ni même peut-être une catégorie du champ littéraire. On peut le lire également pour établir des listes stimulantes et combler ses lacunes en matière de lectures : il n’est jamais trop tard pour découvrir Philippe Beck, Antoine Boute, Stacy Doris, etc. On peut enfin le lire pour se positionner par rapport à des questions taxinomiques, pour affiner certaines délimitations sémantiques, s’interroger sur la pertinence des critères de valeur, etc. Mais n’oublions pas que ce « panorama » est avant tout une « caisse à outils », et ici la référence deleuzienne prend tout son sens. Car à quoi bon lire un ouvrage qui se penche sur la pertinence du poétique au sein de l’acte d’écriture si ce n’est pour interroger sa propre démarche, qu’elle soit une démarche de lecteur ou une démarche d’écrivain. Aussi conseillera-t-on vivement ce livre à tous ceux qui vivent la dichotomie prose/poésie comme une bipartition définitive, et doutent de l’intérêt de faire communiquer les vases.
A force de répéter que la poésie était auto-réflexive, arquée sur la tension de la langue ou abîmée dans l’immanence de l’image, on a fini par laisser croire aux opérateurs d’une certaine prose que Monsieur Jourdain n’avait pas besoin d’entendre de petite musique quand il écrivait. Mais la prose n’est pas discours, et si elle n’est pas travaillée par la tentation poétique – c’est-à-dire, si les engrenages narratifs qu’elle met en place s’imaginent pouvoir fonctionner sans les torsions et déplacements linguistiques que s’autorise la poésie – alors elle n’est plus que parlote et possible dentelle.
Comme le rappelle Espitallier :
"[…] la prose […] est ce lieu privilégié de l’hybridation qui a ouvert l’espace de l’écriture à cette mixité. Comme un au-delà du binôme vers/prose. »
Et d’ajouter :
« Ainsi la prose, comme forme intermédiaire, hybride, court-circuitante, pronlématise encore davantage la question du genre et de tout étalonnage formel de la poésie : ne serait-ce que pour cela, il faut beaucoup l’aimer. »
En fait, on pourrait aller jusqu’à conseiller/inviter les romanciers à lire ne serait-ce que la table des matières du livre d’Espitallier – et à se demander si, dans leur pratique, qui est pratique de la langue avant d’être pure manipulation narrative, ils pensent parfois à se frotter aux lignes de fuite suivante : rythme, boucle, répétitif, fragments, lambeaux, listes, énumérations, inventaires, montages, agencements, dispositifs, greffes, objets trouvés, cut-up, ready-made, détournement, réécriture, palimpseste…
Les « poètes » ont d’eux-mêmes quasi renoncé à l’art de composer un recueil pour faire qu’advienne le poétique dans la forme même du livre, conscient que l’aventure de la forme exigeait autre chose qu’une science du bouquet. En revanche, nombre de romanciers semblent se reposer sur les artefacts diégétiques et dialogiques pour pondre de vagues scénarios rédigés, persuadé qu’en ayant choisi un genre (le roman) ils n’ont plus à passer leur écriture au feu tendu du doute poétique. Relisons ce que Christian Prigent dit de la modernité (cité par Espitallier), en essayant d’y voir plus extensivement une définition de tout projet littéraire :
« J’appelle ici modernité ce qui érode l’assurance des savoirs d’époque, défait le confort formel et propose moins du sens qu’une inquiétude sur les conditions même de production d’un sens communément partageable. J’appelle modernes ceux qui vivent toute langue comme étrangère et doivent donc trouver une autre langue – une langue dont la nouveauté perturbe le goût dominant et déplace les enjeux de l’effort stylistique. »
Si la littérature est bel et bien une « cure d’idiotie » (Valère Novarina) et le langage poétique une « machine bègue » (Espitallier), alors raison (ou passion ?) de plus pour se méfier de ces écritures grises qui pensent aller de soi et ne célèbrent que le moi – car ne nous y trompons pas : le mépris du rythme (du rythme au sens mallarméen) est un choix politique, qui sous le fallacieux prétexte de limpidité, fait du lecteur un non-résistant. Une fois de plus, Espitallier, dans ce passage essentiel sur le lecteur, la lecture :
« L’idéal serait de désapprendre, de ‘rétablir l’ancienne ignorance’ (Georg Christoph Lichtenberg), ‘se désaccoutumer’ (Louis Zukofsky), se laisser aller à lire ce qui est écrit et non ce qui ‘devrait [l’]être’ (Emmanuel Hocquard), de trouver, pour soi, en soi, et avec ses propres grilles de lecture, des effets de sens, de rythmes, de transparence, de jouir sans entraves des décadrages, flous, anamorphoses, scintillements et de ces décalages qui surviennent entre ce que l’on voit et ce qui se dit. »
Un art poétique ? Prosateurs, à vos armes (etc.).

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Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils – un panorama de la poésie française aujourd’hui, édition revue, corrigée et augmentée par l’auteur, Pocket, coll. Agora, 8,80€

vendredi 25 avril 2014

Le naufrage des incipits (10)


J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Non, ce sera mon seul privilège, car je suis profondément convaincu d’avoir vécu cet âge mieux que quiconque, d’en avoir tiré les plus grandes joies, de m’y être complu au-delà du raisonnable. D’abord, il y avait eu cet héritage inopiné, puis la venue imprévue de Miss Tourmelon 2007 dans la région, et le coup de foudre qui s’ensuivit entre elle et moi. Enfin, j’avais trouvé un éditeur pour publier le journal intime de l’année de mes dix-neuf ans. Alors, si quelqu’un peut prétendre que l’âge d’or porte le numéro 20, c’est bien moi.

jeudi 24 avril 2014

Le naufrages des incipits (9)


Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers ce premier roman que j’ai écrit au fil de la plume, en laissant advenir les idées à leur rythme, seulement soucieux de raconter une histoire qui me tient à cœur et dont j’espère qu’elle plaira au plus grand nombre de lecteurs, de tous âges et de tous sexes. Voici donc mon histoire : Je suis né à Tourmelon-sur-Fouagne, par un frais matin d’octobre, alors que le petit pont qui enjambe la Rouvette venait de s’écrouler, comme à son habitude. Mon père n'avait trouvé rien de mieux à faire ce matin-là que d'aller se promener, et bien sûr il choisit de traverser le cours d'eau qui fait la fierté du village et la joie des pêcheurs.

mercredi 23 avril 2014

Le naufrage des incipits (8)


Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? A ces trois questions, je suis désormais en mesure d’apporter les réponses qui s’imposent. Pour ce qui est du lieu – où ? –, ma fois, il suffit de regarder par la fenêtre et de déchiffrer le panneau de la ville où j’habite et qui, bien que situé à une quinzaine de mètres, n’en est pas moins lisible : Tourmelon-sur-Fouagne. Quand à la question du calendrier, pas la peine de chercher midi à quatorze heures, si vous me passer l’expression. Nous sommes lundi, puisque la boulangerie en bas de chez moi est fermée. Voilà. Ah, j’oubliais. Qui ? Mais qui vous voudrez ! Tout le monde ici est le bienvenue, et ce n’est pas parce que mon grand-père ne lâche jamais son collet que le nouveau venu doit se sentir indésirable.

mardi 22 avril 2014

Le naufrage des incipits (7)


Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables la quadrature du cercle. Pour cela, je dispose d’une règle et d’un compas, mais également d’une bonne volonté de tout premier ordre et d’un sens pratique à faire pâlir tous les meuniers de Hollande. L’entreprise, j’en ai conscience, ne sera pas de tout repos. Mais sachant qu’il ne peut passer qu’une ligne par deux points et étant donné qu’un cercle peut être considéré comme la jonction de deux points après la conversion d’une ligne en une infinité de points suffisamment rapprochés pour qu’on puisse les lier deux à deux par un infime trait, je pense pouvoir relever ce défi.

lundi 21 avril 2014

Le naufrage des incipits (6)


Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. Et pour cause : j’étais muet. La faute à qui ? Au destin, me direz-vous. Aux gènes des parents, je vous répondrai. Mais de toute façon, même si j’avais pu parler, je n’aurais pas dit grand-chose. Causer ne m’intéresse pas, et pas seulement parce que cette fonction m’est interdite. J’ai la tête vide, vide comme un sac après qu’on en a extirpé le chaton qu’on a fracassé contre le mur de la remise. C’est comme ça. En revanche, si j’ai la tête vide, j’ai le cœur plein. Je ne suis qu’amour. Et ça m’a rendu de grands services quand il a fallu partir à la guerre. En outre, je suis sourd, ce qui, croyez-moi, est un sacré avantage quand un obus explose à trois mètres de vous. Evidemment, ma cécité me joue des tours, mais moins que mes jambes qu'aucune prothèse ne semble pouvoir remplacer.

vendredi 18 avril 2014

Le naufrage des incipits (5)

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Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui étaient en train de tricher se donnèrent des coups de coude et relevèrent la tête en prenant un air songeur. On était déjà plus de trente élèves dans la classe, et voilà qu’un crétin venait gonfler nos effectifs. Ce n’est que lorsqu’il se fut assis et que le calme fut revenu que l’un d’entre nous commença à répandre la rumeur. Ce nouveau n’était autre que le fils même du proviseur. Nous n’avions guère le choix : il fallut s’en faire un ami, et supporter sans rechigner toutes les vacheries qu’il s’ingénia à imaginer pour nous pourrir la vie. Heureusement, les vacances de printemps approchaient…

jeudi 17 avril 2014

Le naufrage des incipits (4)


Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Comment savoir ? Là où je vis, nul calendrier, même pas une seule horloge. Au début, je gravais des traits parallèles sur le mur de ma cellule, mais ça n’a pas servi à grand-chose, j’ai vite perdu le compte. Et quand je me suis aperçu que ma mère ne respirait plus, il m’aurait été bien difficile de dire si elle avait rendu son dernier souffle le matin même ou deux jours plus tôt, tant l’odeur que nos corps exhalait dans cette geôle où nous croupissions depuis six mois rappelait celle d’un cadavre. Du moins, c’est ce qu’affirmait mon père, enchaîné à quelques mètres de moi.

mercredi 16 avril 2014

Le naufrage des incipits (3)


Appelez-moi Ismaël. Il y a quelques années de cela — peu importe combien exactement — comme j’avais la bourse vide, ou presque, et que rien d’intéressant ne me retenait à terre, l’idée me vint de prendre l’avion, histoire de changer de pays et d’aller faire fortune ailleurs. Bien sûr, je ne pouvais pas savoir que cette décision se révélerait funeste, et ce n’est que lorsque le type assis derrière moi s’est levé dans la travée du vol 234 à destination de Rio que j’ai compris qu’il brandissait une arme et que je n’étais pas prêt de vendre des glaces sur les plages brésiliennes. C’est alors que je me suis levé et commencé à déclamer un de mes textes préférés.

mardi 15 avril 2014

Le naufrage des incipits (2)

En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Ce n’était pas la première fois, loin de là. Certes, la forme et les dimensions de l’insecte pouvaient varier – hier, par exemple, il s’était réveillé chenille, et le mois dernier, papillon – mais il s’agissait toujours d’un insecte. Ça durait quelques heures, rarement plus. Il avait fini par prendre des précaution. Le soir, au lieu de préparer son petit déjeuner comme à l’accoutumée, il déposait quelques miettes de pain imbibées d’eau au bas du mur de sa chambre, ou bien glissait une feuille de chêne sous son oreiller. Cafard ou scarabée, quelle importance ? se disait-il. Nous ne sommes pas sur terre pour bien longtemps. Et tant qu’à déguerpir, autant avoir six pattes.

lundi 14 avril 2014

Le naufrage des incipits (1)

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Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de dire ouf. Et au matin je ne me souvenais de rien, ni des rêves qui m’avaient sans doute agités ni de l’incipit du roman que j’avais tenté d’élaborer en pensée dès que l’obscurité s’était faite. J’en éprouvais de la rage. Et j’avais beau me coucher de plus en plus tôt, moucher la bougie avant même de ressentir les premiers symptômes de la somnolence, rien n’y faisait. La phrase dansait quelques secondes dans ma tête, je croyais la tenir, je lui ajoutais une virgule, changeai un mot ou deux puis – plus rien. A la fin, je renonçai. A quoi bon concevoir une œuvre immense si son simple début vous échappe sans cesse.

samedi 12 avril 2014

Sur le départ…

Fidèle à ses exécrables habitudes, le Clavier Cannibale va abandonner son post(e) quelque temps, histoire de briser le cycle infernal de la fainéantise et de travailler sérieusement au vert, quelque part dans l'Est de la France, là où les chevreuils butinent et où les araignées paissent en paix. Je reprendrai les manettes le 28 avril, promis. Mais cette fois-ci j'ai pris mes précautions. Personne ne piratera mon compte, pas plus le sinistre Gaétan Mouret qu'un autre. J'ai donc décidé de confier pour quinze jours la maintenance de ce blog à un proche, ancien condisciple, que je sais épris de littérature et amis des livres: Christophe Meunier, et qui m'a contacté il y a peu pour me faire part de ses projets littéraires. Je lui fais pleinement confiance et je vous demande de lui faire bon accueil.
Il m'a promis de respecter l'esprit, sinon la lettre, du Clavier Cannibale. Qu'il en fasse bon usage, donc. Nous sommes samedi, il fait beau, le soleil pépie et les oiseaux brillent… A bientôt les gens!

vendredi 11 avril 2014

De la traduction des arabesques

Dans la préface/entretien que j'ai donnée il y a peu à l'édition GF de Tristram Shandy, l'avant-dernière question était celle-ci:
"Quelle question auriez-vous aimé que l'on vous pose?"
Pensant qu'un peu de cabotinage ne dépareillerait pas l'ensemble, j'ai répondu ceci:
"Que pensez-vous de la traduction des deux pages noires par Charles Mauron? Vous semble-t-elle fidèle, ou estimez-vous qu'elle a commencé à grisonner légèrement avec le temps."
La réalité étant facétieuse, je suis tombé récemment sur un site qui se penche sur les différentes éditions/traductions du Shandy, et en particulier sur le traitement réservé au fameux "gribouillis" du chapitre IV du Livre IX – quand Sterne recourt à une fioriture graphique pour signifier le "moulinet" que décrit le bâton de Trim dans l'air (p. 637 dans l'édition GF). Eh bien, force est de reconnaître que cette arabesque a subi pas mal de métamorphoses au fil des éditions…
Lovis Corinth, Das Leben und die Meinungen von Herrn Tristram Shandy (1908)

Prager Lindo, Het leven en de gevoelens van den heer Tristram Shandy (1882)

J.A. Lopez de Letona, Vida y opiniones del Caballero Tristam Shandy (1985)    
La typographie comme art de la traduction? La question mérite d'être posée. Et l'on pourrait fort bien arguer que seule une édition validée par l'auteur établit la police de référence en matière de composition. Traduire un garamond en times serait alors de l'ordre de l'interprétation, voire du contresens. Mais n'en irait-il pas de même pour la mise en page elle-même? Guy Jouvet s'est quant à lui élevé – à raison, il est vrai – contre la traduction que fit C. Mauron du Tristram, où les fameux tirets shandéens n'ont pas été conservés. De même on pourrait s'interroger sur sur la version japonaise de la Maison des feuilles, de Danielewski.
La traduction serait-elle donc partout ? Et l'erreur et le subjectif d'éternelles et omniprésentes menaces? Imaginons une société où il serait tabou de dessiner des motifs dans l'air avec un bâton. Comment se débrouillerait-elle avec l'amusante arabesque de Sterne? En fait, s'interroger sur la traduction, c'est souvent s'interroger sur la matérialité même du livre, sa chair pensante, c'est redécouvrir à chaque fois que le mot de "translation" ne saurait désigner rien de mieux qu'un glissement, voire une glissade, à croire que le texte n'en finit pas de patatraser, de se casser la page, de se retrouver la marge à l'air. Si tout est contrainte, admettons alors que la liberté est sans cesse sollicitée – même le patient Ménard s'en est rendu compte. La fidélité absolue ne peut sans doute imposer sa loi que lorsque le texte cesse de se révolter…

jeudi 10 avril 2014

Ni servir ni subir: sur le chemin de La Mutinerie

Ça s'est passé à la mi-novembre dernier. Ce soir-là, une jeune femme – D – ferme le bar La Mutinerie, un bar queer et féministe. Elle passe tranquillement le balai devant l'établissement. Quelques clients s'attardent et commencent à l'agresser verbalement, avec toute cette finesse virile que deux mojitos suffisent à déclencher chez le mâle persuadé que serveuse = pute. D leur demande de partir, ils refusent, l'un d'eux lui fait un pied chassé au genou gauche mais D sait se défendre, hop, coup de boule. Puis elle s'enferme dans le bar. Elle ne peut porter plainte, ignorant l'identité de son agresseur. Deux jours plus tard, un flic se présente chez elle. C'est l'agresseur qui a porté plainte. Résultat, c'est D qui écope d'une peine, la légitime défense n'ayant pas été reconnue. Lors du procès, des personnes sont venues soutenir D. Mais après le verdict, les réactions n'ont pas été de l'ordre de Minerve, ainsi que D le raconte :
«Après le verdict, les personnes venues me soutenir ont protesté dans la salle d’audience, poursuit D. Elles ont été évacuées avec force et violence. Après ça, nous nous sommes dirigées vers une sortie dans le calme, mais les forces de l’ordre nous attendaient. Nous avons été encerclées et retenues deux heures sur place. Ils ont tenu à vérifier nos identités après des accusations d’outrage à agent et dégradations de matériel. Des bancs ont été cassés lors de l’évacuation par la police. Nous avons été emmenées au commissariat des Halles.»
Les personnes qui ont tenté de faire entendre un autre son de cloche que celui du plaignant (l'agresseur agressé…) se sont fendus d'un communiqué :
 «Dans un contexte de recrudescence des violences contre les femmes, les trans’ et les gouines (agressions physiques suite à des démonstrations d’affection, insultes, attouchements dans les transports, remarques graveleuses… à la fois dans des espaces privés et publics), une fois de plus, la justice protège les agresseurs et condamne les femmes qui se défendent ou dénoncent l’impunité et la justice patriarcale. Quel signe nous est ainsi envoyé lorsque nous décidons de nous défendre face aux agressions verbales, physiques, menaces de viol, perpétrées par des hommes cisgenres? La logique de la “réponse proportionnée” devrait donc nous amener à nous contenter de dire “non merci bisous” face aux menaces symboliques et physiques que nous subissons? La victime de l’agression, pour s’être défendue sans ambiguïté et sans s’excuser, a déjà dû payer 2400 euros de frais d’avocat, a écopé de 5 mois avec sursis et risque de devoir débourser une somme considérable à cause d’une société pro-viol secondée de sa police patriarcale, qui ne reconnait pas aux femmes, aux gouines, aux trans’, la légitimité de se défendre contre les agressions sexistes constantes dans l’espace public comme dans la sphère privée.»
Apparemment, on ne peut pas vraiment compter sur la justice pour régler des délits sexistes. Il faut désormais recourir à la ruse, genre, se faire insulter, puis riposter, afin d'être inculpée, puis jugée et condamnée – et seulement alors on a une occasion (mais brève) de protester au sein même du temple de l'équité casquée. Ça peut paraître un peu fastidieux mais ça marche à tous les coups. Parce que se faire insulter est très simple. Il suffit d'être une fille – si vous bossez dans un bar et que vous êtes lesbienne, c'est mieux. Prenez un balai ! Hop! Abracadabra! Et voilà! C'est vous qui donnez maintenant, et sans rien faire, l'impression de provoquer le mâle. Je pense qu'il est temps d'ouvrir des bars lesbiens réservés uniquement aux mâles, histoire d'apprendre à ces derniers la solitude du connard du fond.

Commencer/Comment c'est ::: un livre

Parler d'un travail en cours, d'un livre en gestation n'est jamais facile. La proposition de Numéro Zéro était donc une gageure et un piège : non pas exposer une œuvre empêtrée dans son inachevé, mais produire un texte / une rencontre / un "pestacle" susceptible d'en rendre compte à l'intérieur même du processus de création. Non pas dire ce qui se passe, mais le montrer, sans prendre de gants, ou alors en tricotons soi-même les gants (mais qui tricote encore aujourd'hui ses gants? sanglota-t-il). Autrement dit, à mon sens, éviter le discours, by-passer la lecture d'extraits, mais mettre les mains dans le cambouis – les miennes, celles de mes comparses Blairet et Mellano, et surtout celle du public qu'on espère nombreux bon sang c'est déjà demain non ne flippons pas ça ne sert à rien, d'ailleurs le comédien Blairet m'a mis en garde: joue pour les dieux. Par "dieux", il ne pensait je l'espère à aucun gandin de l'Olympe, juste à cette distance qui sépare celui qui s'expose de ceux qui deviennent des recevants. Ce vide qu'on ne peut remplir qu'avec du souffle. Heureusement, Blairet a du souffle, ce garçon est une forge vivante. Quant à Mellano, Zéphyr & Aquilon Limited feraient bien de s'en inspirer. Bref, nous sommes prêts: j'ai répété avec Bruno (qui m'a déconseillé de prendre l'accent de Louis Jouvet), Mellano déboule demain pour une longue "session" live avant l'arrivée des fauves dans l'arène (il apporte sa guitare magique pleine de rainbows).
Je ne suis pas inquiet. Le trac? Pensez-donc! J'ai déjà fait mille fois du saut en parachute sans parachute. (Enfin, je crois.) Il faut juste que je m'empêche de 1/réécrire complètement le texte de notre intervention; 2/ acheter un aller simple pour l'Antarctique; 3/ faire un AVC; 4/ prendre la ligne 7 dans le mauvais sens. Comme disait l'Indien dans Little Big Man: "C'est un beau jour pour mourir." Mais comme disait également Groucho Marx: "Il est préférable de rester muet et d'être pris pour un fou, que de l'ouvrir et de ne laisser aucun doute à ce sujet."
Demain vendredi 11 avril, nous allons et l'ouvrir et laisser planer le doute.
(Ce texte, et d'autres, est consultable en ligne sur le site de Numéro Zéro, n'hésitez pas vous y rendre pour lire mes autres interventions concernant le ouorquinprograisse…)

Demain donc donc donc, c'est ::: "comment c'est/ commencer ::: un livre", aux Laboratoire d'Aubervilliers, à 20h, entrée gratuite, sortie non garantie. Dégustation de vin pour les survivants. Toutes les infos ici.

Comment faire couler le son: Bouvet au larsen

Carte son, de Patrick Bouvet, est un livre en apparence calme et méthodique: des flashs épars sur une rock star adulée, dont les extravagances nous sont rapportées via twitter ou youtube, une chaîne de télé, etc. De plus en plus recluse, de plus en plus opaque à mesure que Bouvet laisse se resserrer sur elle sa focale; de plus en plus vide, vaine, aussi, tant les signaux qu'elle envoie ou que ses admirateurs lui envoient se télescopent et s'annulent: une vie infra gothique, dans un "cosmic ranch" sous "LSDisney", qui n'est pas sans rappeler le certain Schloß d'un Bambi Jackson.
Mais sous les nappes que dépose Bouvet à même l'image de la star, ou plutôt à même l'image de l'image de la star, gronde quelque chose, de l'ordre du larsen, du parasite, comme si la carte son de ce livre laissait passer des distorsions. Sous le vernis tout d'artifice grouille les vers du chaos, mais l'air de rien, comme engendrés par la claire charogne de la vedette vivante.
Fille perdue devenue panthère cathodique, animal pop consumée par sa propre gadgetterie mentale, celle qui surnage au-dessus des défuntes icônes rock ou autres – Jim Morrison, Judy Garland… –, s'imagine des envoûtements, se croit l'ultime persécutée de rites invisibles, alors que le seul vaudou dont elle souffre n'est que l'échographie saturée de sa propre disparition dans l'univers aphone des réseaux – ainsi de son concert programmé où chacun sera partout tel dieu ubiquiste dans sa propre périphérie:
"un spectateur connecté
en permanence
à qui on fait
croire
qu'il pourrait être
déconnecté
à tout moment
un spectateur
amplifié
parasité
pénétré
toujours au bord
de la rupture"
La "panthère noire" que décrit et démonte Bouvet est un fauve privé de Rilke, dont les barreaux, devenus trop immatériels, ne retiennent plus les pulsions factices. Synthétique jusque dans ses peurs, elle incarne l'ultime stade orphéique: quand l'être-lyre se retourne sur lui-même et se découvre miroir. Il est question à un moment de "parade monstrueuse": mais cette fois-ci, le freak est seul, "not one of us", danseur-zombi dans un monde effrayé par la profondeur.

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Patrick Bouvet, Carte son, éd. de l'Olivier, 13€

mercredi 9 avril 2014

Le dit du bègue: Savitzkaya et l'irréductible masse de la matière

Paru en 1999 aux éditions Flohic, Fou civil, d'Eugène Satvitzkaya, vient de reparaître aux éditions Argol, raison de plus pour s'y tremper à nouveau les yeux. C'est un livre-nid, bâti à la patience des jours, où peuvent s'égosiller le narrateur – fou de son état civil – et son double, un merle bègue. Mais attention, le nid est nomade et sujet aux métamorphoses, sa branche est le monde, sa parole dispersée mais attentive:
"Ceci est bien sûr un roman épique constitué par un ensemble de considérations diverses énoncées, déformées et dévoyées, non datées […]."
Forme libre, donc, mais musicale, comme si la partition des jours permettait à l'écrivain volatile de s'inventer une nouvelle espèce d'éphéméride. Ecriture non seulement du corps et de la matière, mais des positions et nuances de la matière, où la phrase pétrit quand elle dit qu'elle pétrit, où elle guette le lecteur afin de choir à son aplomb au moment opportun, telle cette tique qui offre son long baiser à la nudité passante:
"Ici, à cet instant, le combat qui ressemble, comme bien des combats, à une étreinte amoureuse, ce fameux combat du siècle a déjà commencé sans que je sache l'un des adversaires."
Chaque page est le théâtre d'un événement, celui de la phrase autant que de l'anecdote fantasmagorique qu'elle décrit. Journal de bord, ou plutôt de débord. Où les instantanés naturels s'offrent en contrepoids quelques piques adressées à l'ordre sociale, puisque bien que merle, notre bègue reste sollicité, pour des rencontres, des lectures, voire des répétitions. Comme souvent chez Savitzkaya, les assemblages sont précaires, instables, mais c'est l'éphémère des sensations qui est ici soumis à compagnonnage. Finalement, le sujet fuyant que traque le narrateur est à l'image exacte de cette pomme de terre digne de Ponge, dont il convient de travailler la masse – et c'est ainsi qu'à chaque tour et détour surgit un art poétique:
"On travaille la masse de la pomme de terre comme on travaille la masse du temps, tout en bloc, sans rien négliger. C'est, à chaque fois, le tout que l'on considère. On travaille la masse du temps de la même manière que n'importe quelle masse un peu sérieuse, comme la pomme de terre, le chou rouge, l'argile, la pierre ou la betterave, et jamais il ne s'agit de réduire la masse de la matière sur laquelle on a décidé de peser, mais il s'agit d'en déporter la forme comme le vent qui tord les arbres ou la goutte d'eau qui creuse un trou d'entonnoir dans une couche de béton, ou certain gros orteil qui déforme le cuir de certaine babouche, ou encore le poing qui, à la longue, brise la poche du paletot."
Que nous apprend un livre? Celui de Savitzkaya, parce qu'il s'écrit encore généreusement à l'heure de la lecture, et use de la liberté comme d'une lame experte, fonctionne comme une poche de paletot, "où le vide n'existe pas", parce qu'il y a "d'autres réalités tangibles que celles contre lesquelles le regard rebondit", or c'est ce que fait sans cesse, l'air de rien et avide de tout, la phrase-Savitzkaya: elle rebondit, sur elle-même ou sur la peau de son objet, nous rappelant qu'avant d'être lecteur nous sommes, nous aussi, à notre insu, d'indécidables bègues.

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Eugène Savitzkaya, Fou civil, éd. Argol, 128 pages, 18 €

mardi 8 avril 2014

Comment c'est / Commencer ::: un livre — Vendredi 11 avril à 20h

La revue Numéro Zéro, dont je vous ai déjà parlé ici, m'a confié une rubrique, avec pour tâche d'exposer mon travail en cours – il s'agissait donc pour moi de rendre compte de l'écriture d'un livre qui m'occupe depuis deux ans, et ce sous forme d'une rencontre/spectacle.

Comment parler d'un livre qui n'est pas fini, qui change forcément tout le temps, qui ne s'écrit pas linéairement?
Peut-on en parler sans tomber dans le discours? Peut-on faire autre chose que raconter sa gestation, ses errances, ses impasses et ses percées? Pour cela, j'ai écrit un texte:
 
 Comment c'est / Commencer ::: un livre 

que je lirai avec le comédien Bruno Blairet et le musicien Olivier Mellano

le vendredi 11 avril à 20h
aux Laboratoires d'Aubervilliers. 

Pour vous y rendre et en savoir plus, vous pouvez si vous le désirez (eh oui, le désir a ici son rôle à jouer) aller sur le site des Laboratoires d'Auvervilliers et/ou sur le site de Numéro Zéro.

Chers Parisiens, Chères Parisiennes: oui, bon, d'accord, je sais, c'est à Aubervilliers, et donc ce n'est pas dans Paris, mais rassure-toi, raisonnez-vous, et regardons sur un plan de métro: ce n'est pas si loin qu'on l'imagine. C'est au 41, rue Lécuyer, à Aubervilliers, autrement dit à six minutes à pied de la station de métro Aubervilliers-Pantin-Quatre Chemins. Sur la ligne 7. C'est deux stations après Porte de la Villette. Le spectacle est gratuit, dure à peine plus d'une heure et en plus il sera suivi d’une dégustation de vin en partenariat avec R2VINS. Alors viens très beaucoup!

Présentation du spectacle:

« Tu commences un livre. C’est une façon de parler, mais attention, ce n’est pas encore une manière d’écrire. Tu as commencé un livre. Tu es sur le seuil et tu ne vois rien, sinon du papier, du papier qui se dresse et ressemble à mur, que tu te promets de traverser. Tu voulais commencer un livre et tu as commencé un livre. Ton livre commence, il a commencé, quelque chose a commencé qui deviendra un livre, mais ce n’est pas encore un livre, pourtant ça a commencé — »

A la différence du dieu de la Genèse, l’écrivain installe son projet dans un monde en devenir, un monde qui, peut-être, n’en finit plus de finir. A lui la danse du chaos, les inquiétants pullulements, les pièges de l’orchestration. La page n’est ni blanche ni noire, elle est attraction et répulsion, partie d’un tout qu’il faut rêver puis réveiller à coups de fulgurances maîtrisées. Comment commence un livre ? Dans le bruit et la fureur ? Dans un crépitement à peine audible ? Qui commence le livre ? Claro, Blairet et Mellano sont dans un labo, les eaux montent, il faut commencer.

Derrière une barricade de papiers, qui lentement se délite, tenter de dire comment surgissent et s’organisent les éléments de ce qui cherche à devenir livre. Non pas raconter la genèse ni distiller des extraits mais donner à voir, à voir et à entendre, le bruit que fait le livre qui commence. Le travail en cours prend ici le risque de l’exposition : nul secret de fabrication, aucune recette, juste la mise en orbite d’éclats épars qui se forgent une nécessité. Le chant fêlé d’un livre, donc, mais attention : on entend encore la guitare…

Oui, car il ne s'agit pas d'extraits du livre en cours, ni d'un commentaire de son avancée — un livre, à supposer qu'il forme un tout, ne se réduit pas à ses parties. Il est d'abord pensé, senti, éprouvé dans ses intentions, il lui faut intégrer le système sensible par lequel l'écrivain aborde la question de la composition. Ecrire un livre n'est pas seulement accumuler les pages, les passages, les ratages : d'entrée de jeu, dans la naissance du projet, se heurtent et se mesurent deux dimensions distinctes: la foule des motifs et la structure organique qui leur permettra de fonctionner. Ecrire n'est pas dire; composer n'est pas raconter. Pour que le livre tienne, il importe de l'ouvrir aux possibles tout en le préservant contre les dérives. L'apprentissage de sa liberté va de paire avec des leçons de contrôle. Sa matière étant la langue, on ne peut le laisser s'ébrouer dans la pure salive. Sinon, l'écriture n'est que cochonnerie, comme disait Artaud.

lundi 7 avril 2014

Shandy Odéon

Il y a peu, j'ai écrit une préface pour l'édition Garnier-Flammarion de Tristram Shandy, de Laurence Sterne (traduction Charles Mauron). En effet, sous l'impulsion de Charlotte von Essen, des écrivains ont été invités à présenter des textes classiques ayant eu pour eux valeur de balises. Ces préfaces connaissent un prolongement "live", puisque des rencontres sont organisées au Théâtre de l'Odéon. J'aurai donc le plaisir de lire des extraits de Tristram Shandy et de converser autour de ce livre incroyable avec Daniel Loayza demain mardi 8 avril à 18h à l'Odéon dans le cadre de "Pourquoi aimez-vous ? 50 ans de GF". 
Le roman de Sterne est une gestation permanente, dont il est probable que les multiples contractions donnent naissance à ce qui n'est rien d'autre que… le lecteur. De cela, il sera question demain, entre autres choses, car il est possible qu'on digresse plus que de raison – d'ailleurs, Sterne le dit très clairobscurément:
"Ces digressions sont-elles enfin terminées ? — Et cette rapsodie prendra-t-elle une forme ? Oui, mon cher lecteur, je sens qu’il est temps de vous ramener à mon sujet. Retournons donc à la sage-femme ; elle joue un grand rôle dans mon histoire, et j’aurais tort de l’oublier. — D’ailleurs, quoi de plus utile dans le besoin ? La chère femme est encore existante, et je vais tout de bon l’introduire. Tel est, du moins à présent, mon dessein. Mais j’ignore si quelque matière nouvelle, si quelque affaire imprévue ne surviendra pas inopinément entre nous ; et en ce cas, j’irais au plus pressé."
Donc, c'est demain mardi 8 à 18h, venez très beaucoup. Pensez éventuellement à réserver et c'est, oui, payant, cinq euros, mais bon, c'est l'Odéon, pas la patinoire de Cergy.

vendredi 4 avril 2014

Vendre plus pour écrire moins: Musso Fixot Gogo

C'est bizarre les best-sellers. Ça fait le bonheur des éditeurs, et pourtant, ces derniers semblent avoir une piètre opinion des auteurs qui les pondent. Prenez Guillaume Musso, qui est publié par Bernard Fixot. Son dernier roman – Central Park – a bénéficié d'un tirage de 900 000 exemplaires. On espère pour l'éditeur qu'ils seront écoulés, car quand on sait que le dernier roman de JK Rowlings, paru chez Plon, a fait un bide (tout est relatif…) et s'est pris 60% de retour dans les gencives, on est en droit de frémir. Il faut dire que la maman du petit Potter a vu ses chiffres de ventes stoppés net par l'apparition d'une cinquantaine de nuances de Gray. Pour l'éditeur de Musso, il s'agit de ne pas lambiner, car le spectre du prochain Darth Marc Vador Levy se profile déjà à l'horizon. Le plan média est donc d'importance. C'est quoi un plan média? Ah mais c'est surtout parler du plan média. Autrement dit, faire en sorte que toute la presse parle du plan média. Le plan média est le commentaire du plan média. Et, éventuellement, le commentaire du commentaire du plan média. Comme il n'y a pas de mauvaise publicité, on peut même supposer que ce post générera au moins deux ou trois ventes. Mais là n'est pas mon propos.
   Je lisais ce matin un article dans le Figaro qui nous décrit la méthode Fixot. Et là, stupeur, que lis-je? Je pensais jusque-là et même jusqu'ici que Guillaume Musso était un écrivain, apprécié de son éditeur, un écrivain plus ou moins doué, peu importe, mais néanmoins un écrivain, avec ses recettes, plus ou moins finaudes mais fort efficaces. Eh bien non. Musso n'est pas écrivain. C'est son éditeur lui-même qui l'affirme, sans la moindre vergogne et même avec une certaine fierté:
 «Depuis trois ans, Guillaume Musso est le plus gros vendeur de romans en France.»
    Je ne savais pas qu'un écrivain pouvait être vendeur, sauf à travailler à la Fnac. C'est glaçant. Du coup, j'imaginais Musso dans une soirée, disons une vente de charité ou une réunion d'anciens élèves, l'ambiance est sympa, on boit du champomi, on commente le dernier concert de Linda Lemay, quand soudain quelqu'un se tourne vers Guillaume et lui demande ce qu'il fait dans la vie. "Euh, eh bien, comment dire… je suis gros vendeur." Regards gênés, toux salvatrice, heureusement on apporte le camembert. 
    Je me demande si un petit éditeur, un éditeur indépendant et discret, ne publiant que des livres où l'écriture s'avance en territoire inconnue, et procédant à de très prudents tirages assortis de fantomatiques mises en place, dirait d'un de ses auteurs les plus confidentiels: "Depuis douze ans, X est le plus petit vendeur de textes dans tout l'univers." Brrrrr…
    Nous sommes vendredi, alors n'hésitez pas: allez en librairie, buvez une bière en terrasse et livrez-vous en bonne compagnie à une succession de mouvements musculaires accompagnés d'une accélération du rythme cardiaque et du rythme respiratoire.

jeudi 3 avril 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (4)

"C'était comme de lire Ulysse d'un seul coup. […] Dès que je la lus, je sus qu'elle était sans doute notre meilleur écrivain": ainsi s'exprime Anaïs Nin en janvier 1956 dans son Journal (dans le sixième volume de la traduction qu'en a donnée Stock). De qui parle-t-elle? De Marguerite Young, dont elle vient de lire un fragment. Quelques pages issues d'un roman en cours d'écriture, intitulé Miss MacIntosh, My Darling. Lectrice privilégiée de l'œuvre en gestation de Young, Anaïs Nin rencontre trois ans plus tard cette femme "dont le sourire et la conversation sont enchanteurs" – elles s'étaient brièvement croisées, quand Young avait accepté un extrait de Children of the Albatross pour la revue The Tiger's Eye, à laquelle elle participait. Anaïs Nin sent qu'elle est en face d'une femme-écriture, d'un être tout entier absorbé dans un projet apparemment infini. A peine est-elle entrée dans l'appartement de Young – qu'elle compare à un magasin d'antiquités – que son opinion est faite: Marguerite est un génie —
"Elle sera ce que Cervantès était pour l'Espagne, et Joyce pour l'Irlande."
Les échanges entre les deux femmes sont fréquents, et fructueux, même si tout, dans l'art et la technique les sépare: expansion chez Young, resserrement chez Nin, dramatisation de l'obsession chez l'une, poétique de l'évanescence chez l'autre. Young appelle souvent Nin au téléphone et lui lit de longs passages de son livre. Entretemps, la rumeur est née: il existe quelque part une femme qui ne fait qu'écrire de huit heures du matin à cinq heures de l'après-midi, et il est clair qu'elle ne finira jamais son livre; c'est devenu, dit-on, un mode de vie, un monstre qui dévore tout et demeure insatiable, un soleil inversé. Un ami de Nin – un psychanalyste – va même jusqu'à affirmer "que psychologiquement elle ne pourra jamais s'en séparer". Face à cette "nouvelle archéologie de l'âme", Nin est toute fascination:
"[Marguerite Young] sera un jour aussi étudiée, analysée, aussi interprétée et commentée que James Joyce."
Pourtant, celle que Nin définit comme "'une nouvelle planète", une "acrobate de l'espace", celle qui n'a chez elle que des fleurs artificielles "au cas où Proust [lui] rendrait visite", est loin d'avoir fini son livre et ne se fait sans doute guère d'illusion sur son éventuelle et future renommée. Quasi orpheline, elle vit l'écriture de son livre comme un perpétuel enfantement. Il est vrai qu'elle a laissé la mort derrière elle: à l'âge de Werther, elle a voulu se suicider. Son projet était simple et imparable: avaler du poison puis se pendre en s'ouvrant les veines, en veillant en outre à ce que la branche à laquelle elle se balancerait surplombe une rivière ! Que de précautions… Mais avant de passer à l'acte, elle décida de composer un poème, et l'écriture de ce poème rendit incongrue la mort envisagée… 

En 1960, Nin est plongée dans la lecture de Miss MacIntosh, My Darling, et elle écrit à Young:
"C'est cosmique, musical, immense. Les dimensions du livre absorbent des voyages plus petits, annihilent l'existence quotidienne, les villes, les êtres, les bruits. Il est fait pour la solitude et la méditation, pour la nuit. On devrait le lire chaque soir, et s'envoler ensuite sur vos ailes largement déployées pour explorer l'espace, l'infini, le temps, la vie, la mort. […] Je ne prédis pas une lecture nonchalante pour les paresseux, les unidimensionnels. Mais ceux qui sentent comme moi considéreront ce livre comme la bible de la poésie, un monde océanique."
Et à l'hiver 1965-1966, l'événement auquel plus personne ne croyait se produit. Marguerite Young met le point final à son livre, que publie alors l'éditeur Scribner. Anaïs Nin exulte:
"Miss MacIntosh est le rêve le plus littéraire de l'Amérique. L'une des clés du livre, c'est l'acceptation de la grande expansion cellulaire de Proust, la vaste toile qu'elle tisse."
Elle rédige elle-même un compte rendu pour l'éditeur, afin d'aider à la promotion:
"Ses phrases lyriques s'enroulent et se déroulent parfois à la manière d'une caméra au ralenti capable de saisir aussi bien les gestes familiers, simples, ordinaires, que les lévitations de la fantaisie, la fluidité des rapides changements émotionnels que seuls les magiciens du langage savent accomplir."
Mais la critique va bouder les mille pages de Miss MacIntosh, My Darling, ce roman pour lequel Anaïs Nin avait imaginé un destin hors du commun, et qui demeurera dans une relative pénombre, alors qu'il s'agit tout simplement du plus beau livre au monde.
[à suivre…]

mercredi 2 avril 2014

Super Super Super Super Super Super Super Super: Colin et la confusion des genres

Illustration © site http://cafe-powell.com/
Nous avons la joie de vous annoncer la naissance de Super 8, jeune maison d'éditions dont les heureux parents ne sont autres que les membres de l'équipe Sonatine, à savoir François Verdoux et Anne-France Hubau-Nicolas à la direction, Arnaud Hofmarcher et Marie Misandeau dans le comité éditorial, ces deux derniers œuvrant par ailleurs à la mise en orbite des missiles Lot 49.
Super 8 sera alimenté en textes par l'écrivain et néanmoins ami Fabrice Colin, qui présente ainsi le projet:
"Nous prônons la confusion des genres, les fables déjantées, les aventures ludiques et la participation active du lecteur."
Vous voulez en savoir plus? En ce cas, je redonne la parole au trublion Colin:
"Notre littérature pop, nous la voulons explosive, fragmentée, délirante, sans complexe, ni stupidement élitiste, ni béatement mainstream. Du noir, oui, mais du féroce. De l'humour bien sûr, mais ravageur. Du nerf, surtout, de l'effronterie, et toujours de l'audace."
Au menu de Super 8, donc, du réalisme où surgissent le fantastique et d'étranges créatures. Huit titres paraîtront en 2014, dont, en avril, L'Obsession, premier roman de l'Américain James Renner, et Carter contre le diable, premier roman de son compatriote Glen David Gold. Bradley Cooper tiendra prochainement au cinéma le rôle de l'écrivain héros d'Obsession. Johnny Depp est, lui, pressenti pour interpréter le rôle de Carter. Paru une première fois en France en 2002, chez Michel Lafon, Carter contre le diable a été traduit en plus de 15 langues.

De la mise à mort des lapins et du parachutage des Volkswagen

Vous êtes quelques-un – deux selon les chiffres de la police, 3 567 d'après les organisateurs – à vous être interrogé sur ce mystérieux Hans Pakh dont j'ai parlé hier sur Le Clavier Cannibale. Il n'existe pas, ou du moins pas encore, pas plus que son recueil intitulé Neuf. Car hier nous étions le 1er avril, et Le Clavier, irrémédiablement potache malgré son sinistre esprit de sérieux, a cédé à cette stupide tradition du poisson d'avril, et a cru amusant de terminer, de façon quasi subliminale, l'apocryphe critique (oui, je sais, pas facile à prononcer), par les mots "Neuf de Pakh"… Il y avait quand même quelques indices (Rome, le lapin…) sans compter deux ou trois tags qui vendaient la mèche. Promis, je ne ferai plus ce genre de blague indigne avant le 1er avril prochain…
     (Je dois en outre présenter une autre salve d'excuses, pour vous avoir parlé aujourd'hui d'un livre qui ne paraîtra que dans une dizaine de jours – Comment élever votre Volkswagen – mais bon, ça vous laisse le temps de rassembler la somme nécessaire à son achat, et puis un peu d'attente ne peut qu'aiguiser votre éventuel appétit livresque. )

De l'éducation des Volkswagen: Boucher au volant


Pour leur résurrection, les éditions Le Nouvel Attila nous proposent un texte à la fois virtuose et poignant, où la mécanique rejoint l’organique dans la célébration d’un deuil impossible : Comment élever votre Volkswagen, de Christopher Boucher. Si j’étais critique littéraire (et pressé), je dirais que c’est L’écume des jours revu et corrigé par Ben Marcus, mais pourquoi aller aussi vite, la besogne ne fait que commencer. Il était une fois un narrateur dont le père venait de succomber à une crise cardiaque et qui, pour surmonter cette épreuve, décida d’avoir un fils, et plus précisément une Volkswagen modèle 1971. Le père a été attaqué par un Arbre à Infarctus et son fils cherche à réparer vainement la douleur générée par cette agression. Il s’invente donc un rejeton, une Coccinelle, et ça semble une bonne idée, les voitures ne meurent pas, elles, elles tombent parfois en panne, c’est vrai, mais on peut toujours les réparer, d’ailleurs il existe des manuels d’entretien, il suffit de les compulser, et c’est ce que fait le narrateur, et nous avec, puisque le roman lui-même se présente sous la forme fallacieuse et inventive d’un manuel, d’un guide de survie de la Volkswagen, qui est une voiture un peu fofolle, comme chacun le sait, mais doté d’un bon fond et de solides suspensions. A quoi marche un fils-voiture ? Il carbure aux histoires, bien sûr !
« J’ai élevé une Volkswagen, de nouveau-né jusqu’à son débridage complet, je l’ai conduit dans tout l’Ouest du Massachusetts, ensemble nous avons connu toutes les pannes, sur presque toutes les pages. J’ai combattu les nouvelles et la nature, je lui ai raconté des secrets, puis j’ai retiré ces mêmes secrets de ses filtres, je l’ai appareillé pour les voyages en mer et pour la guerre. »
Bien sûr, la lecture de ce roman nécessite un certain apprentissage, sans quoi ça serait moins drôle, convenez-en. Il faut apprendre à conduire le livre, qui est un enfant mais aussi un véhicule, et qui donc est gage de transports en tout genre (pas toujours de repos, hein).  Le langage, heureusement, aime la mécanique, et Christopher Boucher (secondé dans la version française par l’épatante aisance du traducteur, Théophile Sersison) sait trouver les mots qui expliquent et combattent les maux : il sera donc question, tout au long du trajet de ce livre épris d’embardées, de livremoteur, de livroter, de fermaillerie, dé déboulosion, de câbles matinaux, de bobine mémoire, de volant d’inertie, de cœurmoteur, etc.
La force du livre, outre son inventivité langagière, consiste à échapper aux ruses de la mécanique. Boucher ne plaque rien, ne procède pas par simples équivalences et translations, tantôt le fils est un fils, tantôt c’est une voiture (et un fils), tantôt un livre avide de récits, on avance sur un terrain mouvant, mais pas traître, car l’on comprend vite que ce rejeton de ferraille et de récits est là pour détourner le chagrin de son créateur, qui en perdant son père se retrouve orphelin, donc fils à sens unique, attention aux dérapages. Il naît de ce flottement, de cet éparpillement des affects sous couvert de mécanique salvatrice, une tension permanente, à la fois drôle et triste, comme si, sous le texte écrit par Boucher, palpitait un autre texte, plus profondément endeuillé, de même qu’un cœurmoteur irremplaçable pulse sous la carrosserie attendrissante du fils-bolide. De là une magie permanente, une musique incessamment surréaliste, et un lien jamais rompu avec le lecteur, un dialogue tordu mais attentif, qui fait que nous gobons tout, et que ce qui à première vue semble relever de la fantaisie la plus débridée finit par s’inscrire dans la poignante logique d’une leçon de vie. L’homme peut-il tomber en panne ? Et si oui, que faire ? Les stratégies d’évitement son nombreuses, mais aucune n’empêchera le filtre du souvenir de s’encrasser ou la pompe à récits de s’engorger :
« Comme je l’ai dit, conduire une Coccinelle est un acte de lecture : vous voyez une histoire (la route) et vous réagissez (pédale narrative, embrayage de scène, feuille-volant). Si vous vous y prenez bien, c’est vous qui allez déterminer votre vitesse, votre direction et votre attitude. Votre boulot est de faire attention aux règles de circulation (les panneaux), et de bien surveiller où vous êtes et vous espérez allez. »
Alors n’hésitez pas : tombez dans le panneau. Roulez en Boucher.
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Christopher Boucher, Comment élever votre Volskwagen, traduit par Théophile Sersiron, éditions Le Nouvel Attila (parution le 10 avril)
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INFO: Soirée "carte blanche" consacrée au NOUVEL ATTILA  le vendredi 4 avril à 19h à la Maison de la Poésie — c'est mieux de réserver. Il y aura des lectures, de la musique et des surprises! Avec la participation de Jörg Stickan, Henning Wagenbreth, Frédéric Pierrot et Sophie Quetteville.

mardi 1 avril 2014

Pour que la terre s'en abreuve: magie de Hans Pakh

L'œuvre de Hans Pakh est si ténue qu'elle pourrait tenir dans un encrier, mais quel encrier! Une poignée de poèmes, forgés à l'épreuve de la douleur, où la nostalgie survit telle une tache aveugle, à la fois dérisoire et inquiétante. Ce poète allemand, qui s'exila volontairement à Rome à la fin de sa vie, ne chercha jamais vraiment à se faire publier malgré le soutien d'Arno Schmidt, qui voyait en lui "une voix cassée qui peut encore casser". Il travailla un temps au département des archives de Amhardt, mais nul ne sait ce qu'il y faisait vraiment. Pour échapper à l'attention de ses contemporains, on raconte qu'il se fit longtemps passer pour sourd, voire muet. Il écrivait ses textes sur des petits bristols noirs, à l'encre blanche, comme s'il était déjà passé de l'autre côté et cherchait à ce que ses textes remontent de la nuit. Quoi qu'il en soit, rendons grâces aux éditons Kirkus de nous donner aujourd'hui ce mince volume sobrement intitulé Neuf. Pourquoi neuf? Parce le volume en question ne comporte que neuf textes, mais chacun est comme l'empreinte d'une errance, et même si rien ne semble relier entre eux ces fragiles météores, on sent bien qu'ils résistent à:
"cette poigne qui farouchement au fil des farces assène au monde la vénalité de sa poésie".
Dans le troisième texte, le plus autobiographique, Pakh raconte qu'un soir sa grand-mère l'obligea à dépecer un lapin. Il décrit l'animal cloué à la porte branlante de la grange comme un minuscule messie dont coule un sang trop fluide pour que la terre s'en abreuve. Quand il en retourne la peau, c'est pour éprouver une intolérable épiphanie, l'impression de:
"retourner le manteau de chair et de glaire qui cache ce qu'on prenait pour du sens".
Admirablement traduits par Esther Danville, ces textes nous donnent un étrange aperçu de ce qu'aurait pu être l'œuvre de ce poète trop discret. Quoi qu'il en soit, je vous invite tous à aller visiter ce jardin des presque supplices et à y cueillir, la main tremblante, le merveilleux, l'unique, l'exceptionnel Neuf de Pakh.