lundi 9 juin 2014

Découvrons le billard (Le monde expliqué à vous, Episode 1)

Existe-t-il des traités philosophiques sur le billard ? Je l’ignore. Mais le fait est que ce jeu a le rare mérite de pousser l’être humain à s’illusionner sur ses compétences (je parle, bien sûr, du pékin moyen jouant au billard, pas du professionnel qui s’y adonne comme un physicien titillant les particules atomiques). Donc, quand vous jouez au billard, vous êtes confronté à un  paradoxe : d’une part vous vous doutez qu’il préexiste des lois physiques, que des forces sont en jeu, que ça se joue au millimètre près, que les angles ont ici leur importance, que la taille et le poids de la bille doivent être pris en compte, que les bandes et les rebonds, les trajectoires, la queue, le bleu (souvent rouge) qu’on met sur le procédé ne peuvent être négligés – bref, d’emblée vous pigez que vous n’avez aucune chance de réussir un beau coup ; mais d’autre part, vous avez vu des films avec Paul Newman, et quelque chose en vous est persuadé que le panache – ou le hasard, ce borgne sourd qui marche en crabe – est possible.
En fait, l’astuce consiste à ne pas dire à l’avance le coup qu’on espère exécuter, et à suivre le parcours de la bille d’un air entendu. Si elle rentre dans un trou, retroussez la lèvre supérieure en prenant l’expression de celui qui contrôle le monde et ses dépendances. Si la bille s’arrête devant le trou, clignez des yeux et soupirez très discrètement, comme si, bien sûr, vous vouliez qu’elle s’arrête là, précisément, car ça permet de bloquer l’accès au gouffre, tant convoité par l’adversaire. Bon, si votre bille fait ostensiblement n’importe quoi, ne montrez aucun signe de déconvenue. Gardez l’air cryptique de celui qui sait très bien ce qu’il fait mais n’a aucune intention de dévoiler sa stratégie. Si la boule blanche tombe dans un des six trous, ne poussez pas de cris. Penchez la tête, faites une vague moue intriguée, puis tendez votre queue (on se comprend, hein) et vérifiez qu’elle n’est pas voilée.
En revanche, si vous tapez n’importe comment la bille et que vous la mettez, contre toute attente et toute logique, dans un trou, après quatre improbables rebonds, frottez-vous le front d’un air rassuré et murmurez : c’était pas gagné, mais parfois ça marche.
Bon, si vous ne parvenez à mettre aucune bille dans un des six trous, ne vous laissez pas abattre. Remuez de plus en plus les doigts en prononçant à voix basse mais audibles les mots « putain d’arthrite » (ou « saleté d’arthrose »). Mais surtout, croyez au hasard – et respectez certaines règles évidentes :
1/ la précision absolue ne s’obtient pas uniquement en plissant les yeux comme un pervers et en restant huit minutes immobile ;
2/ taper fort est jouissif mais quand la bille décolle et fonce vers le front de l’adversaire, sachez-le, vous ne ferez pas l’objet d’un culte ;
3/ n’oubliez jamais la couleur des boules qui vous sont attribuées, en cas d’erreur vous perdriez toute crédibilité – et je parle d’expérience ;
4/ n’admirez jamais la prouesse de l’autre, sinon vous n’êtes pas arrivé ;
5/ n’hésitez pas jouer parfois les yeux fermés, vous serez surpris de voir combien la cécité pallie l’incompétence ;
6/ si vous mettez la boule noire dans le trou, la partie est finie, c’est con, mais ça permet de voler une victoire talentueuse à l’adversaire, alors n’hésitez pas, si vous sentez que vous perdez vos plumes comme une poule dans un lavomatic, foutez la noire au gnouf ;

Le billard ne souffre pas la médiocrité, certes, mais vous verrez très vite combien la médiocrité peut s’enticher du billard. Sachez juste que de toute façon vous perdriez même au juke-box, qui pourtant n’est pas un jeu. Je parle, une fois de plus, d’expérience. (Cela dit, il me tarde de vous narrer mes exploits au bilboquet, un des jeux les plus injustement négligés par l’homme depuis la guillotine.)

2 commentaires:

  1. C'est passionnant tout ça, mais à propos du point N° 3 (la couleur des boules...), comment fait-on si on est daltonien ?

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  2. Un traité, je ne sais pas ; mais on trouve le billard comme exemple chez Hume et Meillassoux :
    http://archives.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1286

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