jeudi 31 janvier 2013

La bourse ou la vie: misez tout sur 6

Les huit nouvelles cloches et le bourdon Marie de la cathédrale Notre-Dame de Paris quittent Villedieu ce jeudi, à 9 h, pour rejoindre la capitale en début d'après-midi. Ce déplacement est, d'un point de vue logistique, un peu plus compliqué et un peu moins rapide que l'envoi d'une donnée par internet, convenons-en. Mais au départ, le son n'est qu'une vibration de l'air. Difficile, donc, de se dire, en parallèle, que le fric n'est qu'une vibration de l'octet. Pourtant, c'est le constat qui ressort de la lecture de 6, livre "traduit à partir de 0 et de 1 par Ervin Karp", et qui paraîtra le jour de la Saint-Valentin aux éditions zones sensibles.
La voie des livres est parfois impénétrable. Si cet ouvrage n'était pas publié par un éditeur que j'affectionne tout particulièrement (puisqu'il a publié Yucca Mountain et Flatland), je doute que je l'aurais ne serait-ce que feuilleter. A priori, le "trading à haute fréquence", ça ne m'en touche qu'une, comme disait Céline. Et si l'on m'avait dit lundi dernier que, parvenu à la phrase suivante: 
"Un algorithme 'aussi précis qu'un maître horloger' œuvrant sur la plateforme de NASDAQ avait consciencieusement entrepris un travail de sape en jouant sur une option du nom d'intermarket sweep order, laquelle permet à un investisseur de disséminer des ordres sur les différentes plateformes de l'archipel des marchés américain."(p.68)
je serais positivement fasciné par ce que j'étais en train de lire, j'aurais certainement souri. Mais il se trouve que l'auteur de ce petit livre (112 pages) a écrit un bouquin aussi passionnant et salutaire que, disons, l'inestimable Surveillance électronique planétaire de Duncan Campbell.
Reprenons. 6 retrace l'évolution de la bourse depuis le mythique "panier" grouillant de courtiers braillards jusqu'à la création des algorithmes les plus retors. Il y est bien sûr question des balbutiement de l'ordinateur, avec les figures de Babbage et d'Ada, la fille de Byron, mais aussi des différents crash qui ont secoué la planète pognon. Tout commence par des "costumes" venus chasser des têtes à Princeton, puis on passe à de géniaux bidouilleurs informatiques, et enfin à des programmes susceptibles de faire s'effondrer le marché mondial en une fraction de nanoseconde. Les requins de la finance? Vous avez dit eaux troubles? Mais 6 parle moins de l'appétit humain que du soulèvement des machines. On n'est pas là dans un énième techno-thriller mais dans une réflexion pointue sur la vitesse de diffusion des données financières et sa révolution à l'ère du trading sauvage. Oubliez Grisham et pensez Virilio.
Riche en anecdotes et prodigue en explications – oui, vous saurez tout sur Blast, Sniffer et Stealth, ces trois petits cochons algorithmiques qui huff, puff and blow sur l'electronic market… –, 6 dévoile la mainmise opérée par les machines sur un système tendant à battre la vitesse de la lumière sur le terrain du nano-dollar. Il vous aidera à comprendre en quoi un algorithme peut foutre un sacré bordel en un temps records, comme ce jour où Knight Capital eut l'imprudence de tester un "nouveau programme de passage des ordres par un algorithme que les commentateurs appelèrent Tester". Que se passa-t-il ce jour-là? Tester cessa de tester et joua pour de vrai. Résultat? La bérésina:
"Il fallut 40 minutes aux équipes de Knight Capital pour se rendre compte que Tester vendait à perte en situation réelle au lieu de tester le réseau interne de la société. Knight perdit 180 dollars par milliseconde, soit 180 000 dollars par seconde, soit 10,8 millions de dollars par minute. Lorsque Knight réussit à comprendre que Tester était en cause, au bout d'une grosse demi-heure, la société avait perdu la somme inouïe de 440 millions de dollars, deux fois plus que son chiffre d'affaire."
Ça vous calme grave le codevi… Dans 6, on trouvera également, au chapitre 5, qui est le deuxième chapitre du livre – et oui, le compte à rebours a déjà commencé… – une allusion au célèbre tableau de Munch, Le Cri, tableau qui faisait déjà son apparition dans Yucca Mountain, de John d'Agata, publié par le même éditeur, histoire peut-être de rappeler au lecteur que Zones sensibles non seulement relaie des cris d'alarme, mais les traite de façon éminemment artistique (on est d'ailleurs baba devant la beauté des couvertures de cet éditeur, dont la conception graphique est confié au très talentueux et bruxellois Theatre of Opérations).
Ah, une dernière précision. Bien que présenté comme étant "traduit" par un certain Ervin Karp, le livre est écrit en français. Son auteur a tenu a resté anonyme, et préfère l'appellation de "sniper". Il a eu la gentillesse de m'adresser un mail, et depuis mon ordinateur marche beaucoup mieux. Mystère… Bon, les cloches de Notre-Dame continuent de rouler vers la capitale. Pendant ce temps, dans un éternel présent de moins en moins futuriste, Henry Ford continue d'écrire en boucle la même phrase:
"Il est appréciable que le peuple de cette nation ne comprenne rien au système bancaire et monétaire. Car si tel était le cas, je pense que nous serions confrontés à une révolution avant demain matin."
Alors, la bourse ou la vie?
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6, traduit à partir de 0 et de 1 par Ervin Karp, Zones Sensibles (2013).

PS : Signalons par ailleurs que l'auteur sera présent dans plusieurs endroits à différents moment – voici quelques balises:

- Le vendredi 8 février, 18h : vernissage de l'exposition It's not art, it's high frequency trading! à la librairie de Bruxelles Ptyx, une mini-exposition haute en couleur autour du trading à haute fréquence en prélude à la rencontre du 21 février (cf. ci-dessous)
- Le mercredi 13 février, à 18h : à la veille de la sortie du livre, première présentation multimédia de l'ouvrage à l'Ecole supérieure des arts de Cambrai.
- Le mardi 19 février, à 18h : rencontre à la librairie de Nancy L'autre rive.
- Le jeudi 21 février, à 18h : rencontre à la librairie de Bruxelles Ptyx.

Pour être tenu au courant des activités de Sniper, consultez son blog : http://sniperinmahwah.wordpress.com



mercredi 30 janvier 2013

Croquer un piment en faisant du manège

"Chaque nouveau livre exorcise le poids douloureux et le remords du précédent – ainsi l'écrivain bâtit son œuvre." Cette phrase de Chevillard, je m'aperçois qu'elle s'était déjà plantée sous mon ongle il y a belle lurette. Pourtant, au risque de l'infection, je l'y laisse.

Je reçois il y a peu le nouveau livre d'Eric Chevillard, dont le titre – L'autofictif croque un piment – me rappelle si besoin était qu'on peut faire des choses plus drôles que plonger ses mains dans l'acide.

La lecture fragmentaire a quelque chose de vertigineux, comme un tour de manège au cours duquel on s'apercevrait que tous les autres enfants pensent à la mort.

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J'en profite pour signaler l'excellente publication le 16 janvier dernier de l'excellent cinquième recueil d'Eric Chevillard, L'Autofictif croque un piment aux excellentes éditions L'Arbre vengeur.

mardi 29 janvier 2013

L'empire de la chair et le corps révélateur montent en l'air

Bon, tout est dit ou presque sur l'affiche en ce qui concerne l'événement graphique de jeudi prochain, mais un petit rappel ne fera pas de mal. Yann Legendre a commis, assisté par ordinateur (à moins que ce ne soit lui qui ait assisté l'ordinateur), un port-folio intitulé "Flesh Empire", un recueil d’illustrations hors-commerce limité à 300 exemplaires (24 pages format A2 N&B), et publié par Inculte, que j'ai eu l'honneur (et l'aubaine) de préfacer (ça s'appelle "Le corps révélateur"cf. extrait ci-dessous). L'ensemble va donc être exposée à partir du jeudi 31 janvier à la librairie-galerie Le Monte-en-l'air jusqu'au 5 février (2 rue de la Mare, 75020) à l'occasion d'un petit vernissage qui aura lieu jeudi 31 janvier à 18h30. Yann Legendre nous expliquera sans doute comment il s'y est pris et je lirai sans doute quelque chose, il y aura sans doute des gens et sans doute à boire et sans doute viendrez-vous, on n'y peut rien, la vie est ainsi faite, de toute façon rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force ni sa faiblesse et, bien souvent, ma foi, quand il croit ouvrir les bras, eh bien il se trouve que son ombre est celle d'une croix (ici, ajoutez un bruit d'hélico au loin et quelques arpèges déliquescents).
Précisons que des "extraits" de ces dessins tournant autour du corps-machine illustrent parallèlement une anthologie à paraître aux éditions Inculte, anthologie intitulée Cinquante nuances de cul, dont voici l'argumenteur [sic]:
Le « cul » a toujours irrigué la littérature, nous offrant des œuvres parfois délicates, teintées d’un érotisme désuet, parfois plus crues voire franchement pornographiques ou transgressives. James Joyce, Pierre Louÿs, Hubert Selby Jr., Sade, ou encore Baudelaire ont en commun d’avoir consacré des pages, des volumes, des œuvres entières à la « chose » sous toutes ses coutures, quitte à s’attirer les foudres de la censure. Les textes regroupés dans cette anthologie littéraire débridée traversent les siècles et l’histoire littéraire montrant que l’apologie du corps, des plaisirs (et déplaisirs) charnels n’a cessé d’obséder les écrivains, qui eux aussi ne pensent qu’à « ça ».
Bon. Tout le monde a suivi? Flesh Empire + le Corps révélateur = Monte-en-l'Air. C'est jeudi. De quoi ça parle? C'est tout simple:
"On fait souvent toute une affaire du corps dont le corps n’a rien à faire. Regardez-le ! Palpez-le ! Enfilez-le ! Il sort toujours gagnant du puits où vous l’avez plongé, fier geyser de chair, festive fusée, ni blanc ni noir, ni mâle ni femelle, telle la vérité dans le plus simple appareil, ah mais quelle machine, à croire qu’il est la forme des formes, le grand sportif revenu de toutes les compétitions, avec en sus une petite idée derrière la tête, qu’il porte haute, en couronne, solaire dès qu’il fait nuit et lunaire au petit jour, c’est sa façon à lui de se reproduire, d’attirer dans son orbite tout ce qui ensemence, et par ici la démence! à lui le manège à mille temps des affects et des pulsions hurluberlus ! Non, vraiment, le corps c’est de la dynamite, mais fluide, mais loquace, vouée aux plus lentes explosions qui soient, afin que tout le monde puisse suivre, à la queue leu leu ou l’un dans l’autre."


lundi 28 janvier 2013

Le cul troué de Mort à crédit

Quand paraît, en 1936, Mort à Crédit, le lecteur a plus d'une raison d'être secoué. La première, évidente, est l'avancée par rapport au Voyage au bout de la nuit : l'auteur a remonté le temps, remonté les ressorts, et toute la sainte machine tremble et crache de partout, les points ne sont pas seulement de suspension, mais d'explosion, l'argot fulmine dans un perpétuel décalage, follement inventif sous ses aspects populo. L'autre raison d'être secoué est plus structurelle: au fil de la lecture, on tombe sur des trous, parfois un ou deux mots, parfois plusieurs lignes, des passages entiers, des tranchées vives dans le champ de guerre qu'est le texte. La phrase s'interrompt, en apnée syntaxique, puis redémarre après un espace muet, secouée parfois par d'autres cahots, hoquets. Censure? En fait, c'est l'éditeur de Céline, Robert Denoël, qui, anticipant les foudres de la censure, a préféré supprimer certains passages, et c'est l'auteur qui a tenu à ce que ce "caviardage" soit, en creux, visible. Denoël l'explique clairement dans un entretien de l'époque:
"Emporté par une impétuosité presque folle, ne se rendant pas compte des limites que la décence rend nécessaires, Céline a tout dit, tout. Le devoir de l'éditeur était de le mettre en garde contre ces excès. Nous lui avons demandé quelques suppressions."
Les passages supprimés sont, bien souvent, à forte connotation sexuelle, c'est le moins qu'on puisse dire. La première coupe survient à la page 29 de l'édition originale. "Un soir au mur y a eu scandale, un Sidi monté" – et hop, quelques lignes blanches (ou plutôt brun clair, la papier d'avant-guerre a mal supporté l'épreuve du temps…). La coupe, la voici: 
"comme un âne englandait un petit pâtissier, pour le plaisir, tout près de la guérite du gardien. Lui le bourrin qu'avait l'habitude du jeton, il a d'abord tout écouté, les murmures, les plaintes, et puis alors tous les hurlements… Le môme il se convulsait, ils étaient quatre à le maintenir… N'empêche qu'il s'est jeté quand même dans la turne du dabe, pour qu'on le protège des dégoûtants. L'autre alors a refermé la lourde."
Le lecteur de 1936 connaissait-il le sens du verbe "englander" (sodomiser), ou les sens ici des mots "bourrin" (personne portée sur les rapports sexuels), et "jeton" (piquer un jeton: faire le voyeur) ? Ce qui est sûr, c'est que même miné par l'argot, le texte reste clair, violent.
La coupe suivante (si l'on excepte le mot "craque", page 169, qui saute discrètement) a lieu page 201:
"Robert, il se relevait exprès
                                              Le lendemain, il me racontait tout, tellement il tenait plus en l'air… Il avait les yeux qui refermaient tellement
Le Petit Robert, son tapin c'était surtout les filigranes…"
Un petit coup d'œil à l'édition rabibochée? Hop, c'est parti, on s'accroche:
"Robert, il se relevait exprès. Il les avait regardés souvent, pendant qu'ils baisaient les Gorloge. Le lendemain, il me racontait tout, tellement il tenait plus en l'air… Il avait les yeux qui refermaient tellement qu'il s'était astiqué…"
Ensuite, arrivé par 215, et jusqu'à 218, les trouées s'intensifient, si on peut dire, le texte balafré de cicatrices à fois visibles et invisibles, plus fluide en quelques sorte, comme si des fentes avaient été pratiquées dans le rideau de la page mais pour contrarier la vision et non l'inverse. Une fois de plus, c'est la situation, plus que le langage, qui "justifie" (aux yeux de Robert Denoël) les coupes franches. En effet, une fois de plus, il est question de voyeurisme: 
"Nous deux, Robert et moi, c'était le moment qu'on grimpe sur le fourneau de la cuistance pour assister au spectacle… C'était bien choisi comme perchoir… On plongeait en plein sur le page…"
S'ensuit une scène passablement coïtale, pleine de bruit et de fureur, un bel assaut bien bestial, avec pauses, reprises, coups de bélier et belles giclées – et l'on a alors l'impression que c'était de lui et de son éditeur dont nous parlait Céline – "Robert et moi". On en viendrait presque à commettre une petite erreur et à lire "On plongeait en plein sur la page", et non "sur le page". 
Ce qui est intéressant, et intriguant, dans ces coupes, c'est qu'à chaque fois, en tout cas dans les exemples cités, les premiers sur un petit tiers du roman, il s'agit d'une scène vue, d'une scène où le lecteur lui même est surpris, pour ainsi dire, en train de "piquer un jeton", de mater, de reluquer, plus ou moins hissé sur quelque chose, planqué mais pas trop… La censure (préventive) agit sur des passages non seulement crus, mais qui surtout mettent le lecteur dans la délicate position du témoin complice, de l'excité passif.  Ici, ce qu'on cache, donc, c'est l'éventuelle jouissance du lecteur de 1936 face à des scènes qu'il est supposé réprouver. Moins le cul que le regard sur le cul. Des scènes primitives, bestiales, qui questionnent la morale du regardant autant que celle des regardés. Le vice qu'est la lecture ne pouvait raisonnablement pas rester impuni.
Certes, ce voyeurisme n'est pas le cas contextuel de tous les passages sucrés (parce que salés), mais enfin, la proportion est importante, et révélatrice, suffisamment en tout cas pour qu'un éditeur ait jugé bon de "borgnoler" certaines scènes. Face au vide laissé, au vide visible, le lecteur est comme en suspens, on lui vole quelques secondes la vue, mais dans la découpe pratiquée il sait que s'agite la suite, que ça continue, pulse, défonce, il pourrait presque même deviner, à force de froncer les mirettes, Antoine requinquer sa bourgeoise "à bout de bite avec trois grandes baffes dans le buffet…" Et sans doute le lecteur lira-t-il désormais les passages supprimés comme s'il les "surprenait", s'efforçait de les deviner. Comme si quelqu'un – un sur-moi – avait tenu à le garder d'un regard délictueux, d'une trop grande complaisance face à l'obscène. Obscène, qui, du coup, voit son centre de gravité décalée, flouté, mobile: "Langage! Langage! Parler? Parler? Parler quoi?…"
On sait combien le thème du "voyeur" est important chez Céline (tout comme il l'était chez Proust) et on songe alors à ce passage de Guignol's Band où l'on pourrait lire comme un pacte proposé par l'auteur au lecteur:
«C’est pas à cause de ton corps... ni de ton visage avec ton nez... C’est ton imagination qui me retient à toi... Je suis voyeur! Tu me raconteras des saloperies... Moi je te ferai part d’une belle légende... Si tu veux on signera ensemble?... fifty-fifty? tu y gagneras!...»
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Photo: Peeping Tom  – © Chris Nitz Photography - 2012



vendredi 25 janvier 2013

Dayre hier : le rideau

We shoot his hat, euh, pardon: On tire son chapeau à l'ami Jérôme Dayre, le libraire d'Atout-Livre, pour qui c'est aujourd'hui la dernière journée de boulot – zéro zéro zéro… – non qu'il ait atteint l'âge inexcusable de la retraite, loin de là, mais l'homme revend son affaire pour se lancer dans… tout autre chose (?). On ne compte plus les excellentes soirées passées dans son antre, au 203 bis avenue Daumesnil (75012) à écouter auteurs, traducteurs ou préfacier passer à la chaleureuse casserole de ces sereines questions, lire des textes, éclater de rire, et même chanter, puis deviser tranquillement autour d'un ou deux cubi (plutôt trois, en fait). On a ainsi pu rencontrer, au fil, des ans, une tripotée d'auteurs: David Peace, Roubaud, Ferrari, Vuillard, Nick Kent, John KIng, Noguez, Erri de Luca, Dominique A, Eugene S. Robisnon, Ellory, Markowicz, Fabrice Colin et des dizaines d'autres. On a pu y écouter du jazz et du Monteverdi, entendre parler astronomie ou économie… C'est là que mon CosmoZ et mes Diamants furent baptisés, là que le rire de Pacôme Thiellement a pu retentir dans toute sa satanique bienveillance.
Deux anciens serial killers repentis, Quentin et David, vont reprendre le flambeau à partir de demain, et malgré leur jeune âge rédhibitoire, leur inexpérience prodigieuse et leur penchant inaltérable pour le vice et la turpitude, on leur souhaite bonne chance. Quant à Jérôme Dayre, que va-t-il faire? Les rumeurs les plus folles courent à ce sujet. On parle d'un voyage dans l'espace financé par Granola, d'une réinsertion dans le monde de la corrida, du rachat de la Fnac de Moulis-en-Artouilles, de négociations discrètes et habiles avec Feung-sho Hi pour diriger un consortium de cocaïne bio, bref il se murmure toutes sortes d'étranges choses. Va-t-il se cryogénéiser? S'exiler au Qatar? Passer ses journées à Longchamps? Entamer une carrière de danseur étoile? Se la couler douce…? J'ai ma petite idée là-dessus, mais je ne peux rien dire, et puis vous ne me croiriez pas. Sachez seulement que le Dayre des Dayre a plus d'un tourbillon dans son sac. Ciao, J., et welcome back.

jeudi 24 janvier 2013

Tous les diamants d'Al Hayat


Oiseaux rares et drogues dures

Samedi 26 janvier 2013, je serai à 19 heures à la librairie Les Oiseaux rares (1, rue Vulpian – au croisement de la rue Corvisart, à Paris, dans le XIIIème arrdt), pour une rencontre autour de mon livre, Tous les diamants du ciel (Actes Sud). La rencontre sera animée par Elise Massiah.
J'en profite pour vous rappeler qui est ce mystérieux "Vulpian" qui a donné son nom à une rue de Paris : il s'agit d'Edmé Félix Alfred Vulpian (1826 - 1887), physiologiste et neurologue français, médecin des hôpitaux et professeur d'anatomie pathologique et de pathologie expérimentale. C'est lui qui a découvert l'adrénaline. C'est donc notre ami pour la vie.
Exceptionnellement, comme il s'agit là de ma dernière rencontre parisienne pour parler des Diamants, je répondrai enfin à cette question qu'on n'a cessé de me poser tout au long de la promotion du livre: Avez-vous déjà pris du diéthylamide de l'acide lysergique sous forme de buvard ? (Bon, comme cette substance est prohibée, si j'en ai déjà pris, je dirai "non", et si je n'en ai jamais pris, ma franchise m'obligera à répondre également "non".) (Note: Je vous rappelle par ailleurs que l'encre est nettement meilleur marché et tout aussi dangereuse.) Sinon, je ne sais pas si vous remarqué, mais si votre main est poilue, ou seulement composée d'os et de chair, c'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s'ils étaient à la torture. La peau disparaîtra par un étrange enchantement. Les livres sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite. Si vous trouvez un livre sur votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque accident Cela s'est vu.

mercredi 23 janvier 2013

Cover Legendre

En faisant du rangement
on a retrouvé un chouette
projet de couverture
que l'ami Yann Legendre avait concocté
à l'époque de CosmoZ,
le voici donc,
en attendant de vous recauser
de Yann et de sa série "hot"
Flesh Empire
qui donne lieu à un port-folio,
un livre
et une expo (vernissage le 31,
mais on vous dira tout ça
en temps,
en heure
et
en thousiasme).

Pari postal : Perros et Butor


Difficile d'appréhender l'amitié (littéraire/humaine/éditoriale) entre Georges Perros et Michel Butor. Eux seuls surent, en leurs parcours diphormes [sic], quels ponts les unissaient. Pourtant, rien de plus dissemblables à nos perceptions presbytes que ces deux univers, l'un explosante dynamique (Butor), l'autre fragmentaire fixe (Perros). Certes, Georges lisait Michel, avant tout le monde, lui faisait part de ses réserves (précises), de ses corrections (il chassait la coquille). Certes, Michel écoutait Georges, amendant ses textes, qui, à peine amendés, enflaient et proliféraient. Mais quel abîme entre leurs deux productions!
L'un – Butor – travaillant diagonalement plusieurs formes simultanément, acceptant toutes les requêtes à écrire pourvu qu'elles soient assorties d'un artiste ou d'une contrée à parcourir, rêvant écrivant peuplant – la page – une vue d'avion oubliée des yeux – une page négligée des dieux – et dans leur sillage mille paperolles promises à cent mille développements – l'histoire ; la géographie; les incessants affluents de ce qu'il faudra dire, décrire —
L'autre – Perros –, replié sur son corps souffrant, son mutisme décliné, la maladie d'être, et le vertige des formules, la position prisonnière de qui sait le papier collé, la phrase déjà dite, le mot mort –
quel combat
amitié
l'inépuisable énergie du barbu à salopette se frottant lettre après lettre à l'épuisement conquis de l'exilé breton
ce n'était pas possible – mais fut.
Deux corps; deux moitiés d'un Tout que rien ne peut unir sinon la fréquentation d'une langue autre. Perros immobile et contraint en fatale admiration du ludion inexpugnable, demandant audit ludion de se poser, d'attendre, afin de le –impossible!– rejoindre;
Butor, bougeotte, famille, naissances, déménagements, voyages, et mille projets, écrivant non pas vite (il, l'expliqua, toujours peina à la plume) mais beaucoup, éparpillé dans des formats qu'on croyait réservés aux rêves ;
tous deux pourtant se rejoignant au péril du temps postal dans un lieu où le génie est communion;
Perros replié sur ses maux impossibilités problèmes sutures;
Butor en allé de par la cartographique et aléatoire qu'est la FUITE ]] façon de décliner tout ce qui en latitude et longitude pourrait faire sens {et} sensation ;
Perros hanté par l'impossible Butor déployé d'intentions Perros reclus de frustrations Butor explosé d'idées;
correspondance(s) entre l'arbre qui ne veut rien savoir de ses feuilles déclinantes & la forêt intranquille avançant à jamais sur un territoire promu planète;
Perros piégé dans la bourbe gallimard s'adressant;
Butor démobilisé enfui l'invitant;
l'un tenant l'horoscope mouvant de l'autre;
au fil des modesties prudences nuances,
l'autre recueillant les remords retouches – 
il faut imaginer leur amitié décalée, sentir les impossibles frictions – et cette invraisemblable compagnonnage:
celuiquiretientajoutecorrige
l'autre                    qui           dé                   fla                                        gre
et pourtant tous deux se croisant dans la minutie la sympathie
l'un ogre l'autre poucet
perros osant butor déposant
celui qui ne veut pas faire œuvre & celui qui repeint planète après planète
l'un enviant à l'autre sa placide sédentarité 
l'autre se sachant trop arrimé, trop tard.
l'un trouvant "que le comique a disparu. Pourtant la plupart des écrivains normaux se portent bien",
l'autre annonçant : "je veux réaliser […] une nouvelle petite expérience de chimie littéraire, dont la préparation présente d'immenses difficultés".

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Michel Butor/Georges Perros, Correspondance 1955-1978, éd. Joseph K (1996)

Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer

La correspondance Butor/Perros est passionnante à bien des égards.  On connaissait déjà les lettres de Perros, qui avaient été publiées en 1982 aux éditions Ubacs (ne cherchez plus le livre, il est épuisé), mais il manquait celles de Butor. L'éditeur Joseph K. y a remédié quatorze ans plus tard, en 96, et publié l'intégralité (retrouvée) de ces échanges s'étalant sur vingt et un ans. Il y aurait beaucoup à dire sur cette frénésie postale, qui éclaire autant le trajet d'un Butor en pleine dé-modification que le pénible quotidien de cet écrivain empêché qu'est Perros. On y reviendra sûrement.
Non, ce qui retient aujourd'hui notre attention, c'est l'extrait d'un article signé Pierre-Henri Simon, publié dans Le Monde du 8 avril 1964 à l'occasion de la sortie des Essais critiques de Roland Barthes. Cet extrait est cité à la page 164 de la correspondance Butor/Perros. Michel Butor y fait allusion dans une lettre du 10 avril: "J'ai lu dans le Monde les insanités de P.H. Simon sur Roland Barthes. […] Il y a des gens que nous faisons littéralement enrager. Ce n'est pas agréable, mais conforme aux meilleures traditions." Ce qui est passionnant c'est que tout ça, rappelons-le, date de 1964 et remonte donc à presque cinquante ans. Ce pourrait donc être une ancienne querelle. Pourtant, à lire l'extrait d'article de Simon, par ailleurs grand résistant, et homme de lettres, ou du moins de phrases, on sent autre chose que passer le vent de l'actualité d'alors. Il y a là un débat ardent, philosophique, qui mérite attention plus que lassitude:
"Il faut une fois le dire: ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage. […] Je ne suis pas convaincu par les trop ingénieuses spéculation des Roland Barthes […] Mais au moins faut-il accorder à l'aliénation capitaliste qu'elle ne condamne aucun écrivain au silence, qu'elle n'a pas plus étouffé Aragon et René Char que Valéry et Claudel, que les éditeurs bourgeois ouvrent leurs bras tout grands à Robbe-Grillet, Butor, Claude Simon et autres chefs de file d'une littérature qui, si elle est aliénée, ne peut l'être que par sa propre faute, puisqu'on lui laisse toutes ses chances."
Wow. Le procès est de taille, et l'accusation assez colorée. Bon, on devine le sous-texte, assez clair en ces années pas encore pompidolo-maoïstes: "Vous contestez, mais personne ici ne vous envoie au goulag." Ok.  Vous écrivez  librement dans un contexte répressif, ergo vous créez vous-mêmes les propres conditions répressives de votre écriture. Sans blague, Sherlock? Et dire qu'il faudra attendre encore six ans pour que paraisse L'Anti-Œdipe et qu'explosent ce genre de sophisme… Mais bon. Que retenir de ce papier? "La mise en question du langage fatigue." Ça nous/vous semble peut-être aujourd'hui énorme, mais il faut imaginer la violence de l'attaque à l'époque – et le chemin à parcourir. Profitant d'un article sur Barthes (et sur un livre de Barthes qui n'est qu'une compilation de textes déjà parus), Simon vise un groupe entier, tout en sachant pertinemment – espérons-le pour lui – que ce groupe n'en est pas un. Jamais Butor, Simon, Ollier, Sarraute, Robbe-Grillet, Sarraute et Backet n'ont passé leur vendredi soir à se régaler dans la même brasserie germanopratine, contrairement à ce qu'en pensent certains. Une photo les a réunis un jour rue Bernard-Palissy. Mais il y avait plus de mouvements rue des Saint-Pères à la même époque.
A propos de qui lancerait-on aujourd'hui cette phrase: "Ces jeunes gens commencent à nous fatiguer avec la mise en question du langage"? Simon était un sacré bonhomme. Il était passé par les camps, avait protesté contre la torture en Algérie. Mais parfois la littérature est un terrain miné. La "clique du Nouveau Roman", pour Simon, comme pour d'autres, ne passait pas. Comme si Les Gommes, La Route des Flandres et La Modification partageaient un ardent secret, participaient d'un complot. Simple résistance au structuralisme naissant? 
La littérature, dans les années 60, mutait, on ne peut le nier. Elle réinventait la notion d'expérience qu'elle avait puisé chez ces déjà-ancêtres (Stein, Faulkner, Joyce, pour ne citer qu'eux…). Et c'est précisément cette notion d'expérience, quasi synonyme de partouze chez les protecteurs du beau style, qui était devenue l'ennemi public numéro un. Comme s'il y avait une ultime tête régalienne à sauver du couperet. Qu'est-ce qui les embêtait à ce point? Oh, c'est peut-être simple. Beaucoup plus simple qu'on ne le croie. Il y avait chez "ces jeunes gens" qui "commencent à nous fatiguer" un grand désintérêt pour le moi, le sujet, la formule, l'esprit. Ils étaient après tout animés d'un esprit guère différent de celui des premiers surréalistes, d'Aragon le jeune. Des anti-têtes-molles. Et surtout, et c'est là le principal qu'on fit au pseudo Nouveau Roman: peu d'esprit de chapelle. Pas assez, sans doute (heureusement Tel Quel arriva, qui fédéra les arrière-troupes, et prouva que ligue il pouvait y avoir, même lourde, sourde).
La mise en question du langage? Est-elle si fatigante? Oui, elle l'est. Elle fatigue. Mais surtout ceux qui y opposent leur pompidolienne résistance. Car qu'est la littérature sans cette remise incessante en question (et en jeu) du langage? Rabelais dut lui aussi sembler un "jeune gens" fatiguant. 
Pourtant, rappelons-le, la littérature – les forces et faiblesses qui se disputent pute pute le clavier ? – ne saurait se réduire à une lutte picrocholine. Les fouaces ont beau dos. Quand j'écris – quand vous écrivez –, l'ennemi n'est pas tel pantin académique ou tel trublion médiatique. L'ennemi est la langue même que je manipule/que vous manipulez, et qui me/vous manipule à tension égale. Le lieu est commun et le lieu commun tapi derrière chaque tournure, tournant de langue. Mettre en question la langue? Et pourquoi pas, puisqu'elle-même nous met, sans relâche et avec un cynisme ô combien plus pertinent, en question, à la question. 

 [photo ©Yves Pagès]

mardi 22 janvier 2013

Black Box Butor

Je parle beaucoup de Michel Butor ces temps-ci sur le Clavier Cannibale, mais qu'on ne s'y méprenne pas. Il ne s'agit pas de faire son éloge: l'homme a plus de 80 ans et près de 500 livres à son actif. Il faudrait être cuistrissime pour le démâter ou l'encenser dans la pure tradition française du je t'aime-je te hais.
Non, si on s'intéresse ici à Butor, ou plutôt aux butor-travaux, c'est pour des raisons pratiques, des questions de travaux pratiques – parce que ces choses ouvragées par d'autres doivent servir, et non être juste passibles d'admirantes séances ou d'iniques critiques. Les livres sont des boîtes à outils. Qui ne s'en sert se rouille les mains.
Je lis donc Butor non pour me convaincre de je ne sais quelle victoire d'un pseudo Nouveau Roman – je suis prêt à me repaître d'un paragraphe de Romain Rolland en cas de disette… –, ni pour établir sa grandeur ou déclarer qu'il est un "géant de la littérature". Misère de l'éloge ! Lassitude de l'admiration!
M'intéresse plutôt le cambouis, les rouages, l'énergie, la dynamique, les fluides. (L'écriture fainéante a ses charmes, souvent liés aux voyages et charges diplomatiques, mais bon, elle a ses limites, qu'elle érige à son insu en clôture avec jardinet. (( Je ne passerai pas un huitième de vie à peigner Paul Morand ou tisser du Blondin.)) Laissons-le, ce jardinet, dans l'attente du bruit terrible des tondeuses dominicales autant qu'académiques.) Non, Butor, pour moi, en ce moment, c'est une hygiène. Un sport façon clavier. Palpation de ces gros volumes gallimardés qui datent des années 60/70/80/90 – oh quel entêtement. La question de la qualité, de la valeur existe, bien sûr – mais hors toute compétitivité, ça ne va pas très loin. Cherchons avant tout les outils qui nous permettrons de concevoir d'autres outils. Les livres ne sont pas des suites hôtelières dont il faudrait tester le confort alors qu'on n'y séjournera qu'un temps fort réduit. Non, ce sont plutôt des chantiers à texte ouvert, où ramasser boulons et prendre mesure. Des écrivains ont construit des engins sans mode d'emploi, à nous d'en faire de célibataires machines.

espérance de vie : 623,70 cm2


espérance de vie : 623,70 cm2


(j’ouvre) ma Violence
                ma Violence veut surface* (je ferme)
*[six cent vingt-trois virgule soixante dix centimètres carré]
pas de (ni 2)
marges                                                                        .                                                                     marges
[…] donc […], pas d’espace
                                    où ne pas — c’est comme ça
territoire peut-être page peut-être forme peut-être histoire j’en doute c’est comme ça
aussi un ICI un LA, où broyer / non : broire : le maintenant
                                                                          (et aussi : le maintenu, le moi/soi/poids)
parce qu’écrire c’est être naître assis dans une conséquence coincée   doigts 20 fois tordus  cul par dessus tête pleine de courants et d’airs et d’amers quoi ? le clavier

            claque, klklklklklklklkl : c’est ClairConsientCossuCassé

et après on se débrouille après on procède à des fouilles qui n’ont d’autre but que
de rendre la douleur aux genoux et la voix à sa déterminante
anse de vase si je dis si je décris si je prends le temps
de décrire ce que je dis
il se produit un renversement non des valeurs mais des perspectives et le sol devient mur on marche sur les mains et personne
                                       personne ne porte plainte la plainte est portée seule et toute seule au terme de son aventure on connaît ça
c’est comme ça
            claque, klklklklklklklkl : c’est ClairConsientConnuCarré

(on peut imaginer imaginer d’autres formules comme par exemple la rime comme par exemple l’écho la ritournelle le feuilleton la mise en brochette de la catastrophe peu importe c’est une série de coups ce sont des coups mis en série autrement dit autrement constitué d’une infinité de possibles qu’il faut faudrait aurait fallu réduire en poussières puis dans cette poussière tracer un cercle parfait mais dont le centre bien sûr n’aurait aucun rapport de cause à effet avec lui-même on peut rêver on peut imaginer d’autres bastions d’autres nids de toute façon l’invention de la création passe et repasse sans cesse par la structure du feu et quand ça brûle ça brûle sinon on ne dit pas que ça brûle on dit que c’est doux ou que c’est bon mais pas que ça brûle or ça brûle la personne qui est assise au milieu de ses *[six cent vingt-trois virgule soixante dix centimètres carré] ne donne pas chair de sa peau j’ai dit pas chair j’ai dit pas chair il faut toujours préciser qu’on précise dire qu’on dit mais faire ça la chair amie a d’autres peaux à fouetter qui sont comme un (1?) papier le mot est plat soudain un plat sur lequel servir mais on naît pas esclave on le devient et c’est dans la
sciure
– oui –
la
sciure
que nos petites pattes potelées de fiers caniches constellées de gouttes de sang rouge
font
2 /ou/ 3: tours
à terre à terre à terre et pour le ciel pas la peine de—
(assis les coups résonnent et tentent le coup de la cohésion assis ça recommence ça prend les doigts ça les tord et l’ICI est un tank (quelle marque ? quelle vitesse ? quelle portée de tir ?) qui prend pour cible et confident le MAINTENANT autrement dit autrement décomposé le corps établit des règles qui coulent le long de tes jambes et forment à tes pieds une flaque qu’un œil un peu distrait prendrait pour un trou par lequel passer et faire passer on ne sait quelle contrebande n’insiste pas c’est NoN
assis l’œil oublie la peur du vu du su quelle histoire aucune bien sûr aucune qui fût alors ne prends pas cet air de rien où tout va le vide l’évidence et vite inspire vite aspire un fluide fait de verre brisé tu n’avais qu’à pas qu’à pas faire tomber et renverser)
                                                — pas la peine, donc, mais la joie la joie violente du projectile devenu immobile et pourtant véloce si véloce
[c’est comme ça emmoc tse’c]

et si ce n’est l’impuissance si ce n’est le corps roué le corps floué l’échoué qui t’incarne à l’heure où ce toute petit naufrage s’autorise toutes sortes de privautés sur ta volonté
si ce n’est ça tant pis tu deviendras ça :
la peau dont la surface *[six cent vingt-trois virgule soixante dix centimètres carré] dont l’inflammable tension n’est pas là pour dire ou décrire mais ——ire (là, énigme, question, blanc, cherche, puis trouve/ ni ‘finir’ ni ‘plaisir’, donc donc donc)


[texte paru dans la revue Grumeaux]

Ce qu'on attend d'une revue

Qu’elle soit fusée, détection, partition. Chantier d’affects, de turbulences, d’impossibles. Petit musique, éclats de fresque, sentences de vie. Confluences et affluences : chaque goutte une boîte où risquer le flux. Un monstre, forcément, mais souple, mais discret, discrètement tentaculaire, un essaim mobile, aussi. Pour continuer, recommencer, défaire. Une revue jamais vue, un peu lune un peu soleil, n’existant que dans son éclipse. Où écrire, non pas ce qui se dit, s’énonce, se prononce, mais plutôt ce qui tient à un fil, ce qui manque, dérape, frappe. Feuilleté des approches, bifurcations, croisements, et même heurts. La production d’événements, minuscules ou déguisés. Des amorces de rituels, des échappées, du mercure.

BientÔz…

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Tout le monde connaît Le Magicien d’Oz. Ce roman de Frank Baum, avec son univers fantastique et ses personnages attachants, a imprégné la culture américaine depuis sa parution en 1900, et le film de Victor Fleming, sorti sur les écrans en 1939, en a depuis considérablement étendu le rayonnement, le hissant au rang de classiques comme Alice au pays des merveilles ou Peter Pan. Ce qu’on sait moins, c’est que Baum a donné une suite aux aventures de Dorothy et de ses compagnons : plus d’une dizaine de titres tout aussi enchanteurs et qui n’avaient encore jamais été traduits en France.
Cette édition intégrale en plusieurs volumes, publié dès mars à raison d'un volume (deux titres) tous les six mois par les éditions le cherche-midi, entend réparer cet oubli et faire connaître au lecteur l’ensemble du « cycle d’Oz », dans une nouvelle traduction intégrale, accompagnée d’illustrations insufflant une vitalité innovante à ce chef-d’œuvre qui reste à découvrir.
A l’heure où le cinéma s’empare une fois de plus du mythe d’Oz – puisque cette fois-ci c’est Sam Raimi qui s’attelle à cette tâche avec le préquel des studios Disney, Oz the Great and Powerful – cette édition intégrale permettra aux lecteurs, jeunes comme adultes, d’entreprendre cet étonnant voyage « au-delà de l’arc en ciel ».
Nouvelle traduction par Anne-Sylvie Homassel & Blandine Longre  Illustrations de Stéphane LevalloisPostface de Fabrice Colin

[Illustration Stéphane Levallois – maquette Rémi Pépin]


Concours blanc comme neige au soleil

Louison, bientôt 20 ans, avait concours blanc aujourd'hui. Matière: français. Ou doit-on dire: Littérature? Lettres? Choses lues? Bref, la khâgne, sa vie son œuvre. Six heures à plancher. Faut la santé. Le sujet? Je vous le livre:
"Lire signifie-t-il projeter sur le livre des valeurs déjà construites et qui sont généralement le reflet des valeurs fantasmées d'une communauté? (...) L'autre manière d'interpréter est de se détacher des considérations générales ou d'une mythique rêverie d'universalité, et de partir des singularités et du concret du texte pour y percevoir des possibilités de créer des valeurs nouvelles."
A votre tour, en vous appuyant sur des exemples précis notamment empruntés à TOUTES les œuvres du programme, vous commenterez ou éventuellement discuterez cette position qui débouche finalement sur l'idée que l'œuvre littéraire, en tant qu'elle nous donne accès à l'autre dans sa nudité concrète, nous aide à nous construire une identité non répressive et ouverte sur le monde."
On ne s'amusera pas ici à avancer une hypothétique amorce de réponse –  la seule idée de se lancer dans pareil débat donne des sueurs froides. En revanche, on remarquera qu'une fois l'alternative posée – interpréter l'œuvre à la lumière de valeurs exogènes ou y chercher une mode d'individuation –, la réponse semble déjà suggérée par le concepteur de la problématique. Comme si le débat était tranché d'avance. Mais ce qui interpelle, surtout, c'est cette idée que, plutôt que nous servir de récipient à fantasme collectif, l'œuvre serait une fabrique à partir de laquelle se concocter une "identité" – non répressive, certes, et tant qu'à faire ouverte sur le monde (ouverte au point d'en adopter les valeurs fantasmées?). Intéressant, également, cette idée que l'œuvre nous conduit, à coups de pied dans la conscience, jusque devant l'autre, un autre qui plus est dans le plus simple appareil.
Mais bon. On ne va tout de même révéler à nos chères petites têtes blondes que l'œuvre non seulement s'interdit de donner accès à l'autre (éventuellement à l'autre de l'autre, et encore…), mais également ne nous aide pas à nous construire une identité mais plutôt à nous méfier comme des diables de toute identité, fût-elle aussi open qu'un bar. Une identité non répressive? Oh, le chouette oxymore!

Butor en 410 (2)

Louison était en plein concours blanc, alors évidemment, Butor digressant sur le centre du monde, c'était comme une récré. Ce n'était pas l'abécédaire de Deleuze ni les cours au College de France de Michel Foucault, mais bon, c'était quand même Butor, ce Hugo humble et nomade capable de faire changer de format à Gallimard et de rendre fous ses bibliographes. La nuit était tombée derrière les fenêtres de la salle 410 et seules quelques loupiotes extérieures laissaient deviner que la neige, placide et parisienne, s'invitait sagement, et peut-être quelqu'un dans la salle repensait-il aux vers écrits récemment par Butor sur l'arrivée de l'hiver:

"C'est l'hiver de l'économie
qu'il va nous falloir traverser
en attendant que le dégel
vienne détruire les barrières
les coffre-forts les forteresses
les mensonges les habitudes
et que les premiers bourgeons rouges
proposent un nouveau printemps"
– mais pour l'instant, l'auteur de Boomerang parlait du fantasme impérial des pays européens, mais aussi de l'Amérique, ce désir de posséder un arc triomphal et un obélisque, afin qu'on sache un peu partout que Rome n'est plus dans Rome mais dans la possession de ces deux symboles de plus en plus exsangues, ces "symboles nécessaires pour s'autosacrer empire", que voulurent et possédèrent l'Angleterre, les Etats-Unis, la France et l'Allemagne. Puis il commenta la notion désormais obsolète de ville, et revint sur cette idée qu'il "est impossible de connaître la population d'une ville" (une idée déjà exposée dans Transit A et Transit B), lui qui, en plusieurs décennies, a pu voir évoluer tissu urbain et grandes métropoles, que ce soit depuis l'arête du trottoir ou le hublot d'un avion – d'ailleurs, dira-t-il un peu plus tard, il est dommage que la "vue d'avion" n'ait pas généré davantage de littérature: "Peu d'écrivains nous proposent des vues d'avion". On en le contredira pas.
Une question lui est alors posée sur sa parenté avec Henri Michaux, puisque tous deux sont des grands inventeurs de contrées mentales. Butor raconte alors que Michaux ne voulait pas que soit republié Un barbare en Asie. Michaux l'avait écrit alors qu'il était sous le coup d'une "vision angoissée" du Japon (lequel pays était alors en très bons termes avec les puissances fascistes) et trouvait "que cette angoisse avait empêché la finesse d'analyse", d'où sa répugnance à remettre ce texte en circulation – MB rappelle que Michaux avait écrit qu'il n'y "avait pas d'arbre au Japon", preuve d'un aveuglement révélateur… Et voilà MB qui parle jardin, arbre, puis enchaîne aussitôt sur notre préhension du monde, qu'il qualifie de "périmée" – nous avons celui des conceptions des autres parties du monde qui pour certaines ont cinquante, cent ans. Il élabore dans la foulée la notion de "face cachée" (et rappelle que si la face visible de la Lune a bénéficié de noms célèbres, sa face cachée, elle, est quasiment russe dans sa nomination.
Une jeune femme l'interroge sur le potentiel du cyberespace. Butor inspire à fond avant de rappeler que nous n'en sommes qu'aux balbutiements. L'ordinateur – qu'il appelle malicieusement "cet appareil" – est selon lui pour l'instant l'outil des exploiteurs, pas encore celui des écrivains de demain. Louison prend des notes sur son cahier, il se fait tard, et Butor de conclure par la lecture d'un texte écrits en marge des peintures de Da Silva, un texte qui parle de ponts.
On le quitte là-dessus, sur ce pont, peut-être suspendu, en tout cas toujours tendu, en attente de passeurs. Louison remet son bonnet. "On va voir qui la prochaine fois?"

lundi 21 janvier 2013

C'est frai, c'est Bellanger

Suite à la parution de l'ouvrage de Charles Dantzig sur ce qui constitue ou non un chef d'œuvre (recette détaillée, liste des ingrédients et temps de cuisson compris), Bibliobs a cru bon de demander à une quinzaine d'écrivains quel était leur livre fétiche et quel livre leur tombait des mains. C'est cette dernière catégorie qui a bien entendu retenu toute notre attention, et force est de constater que Belle du Seigneur en prend pour son grade, suivi de près par Julien Gracq (avec en sus un tackle redoutable d'Enard sur Robbe-Grillet et ses Gommes…). Mais c'est une fois de plus Aurélien Bellanger qui décroche le pompon avec ce beau jugement perspicace sur Nabokov:
"L’œuvre de Nabokov est problématique: si Lolita est un chef-d'œuvre incontestable, les autres romans sont des exercices de style presque toujours ratés. Nabokov s'y 'empoissonne' dans sa propre ironie."
On en déduit donc que Nabokov était photogénique (cf. notre post du 24 novembre), puisque malgré leur ratage, ses œuvres – autres que Lolita – semblent avoir perduré et même trouvé quelques lecteurs enthousiastes. On retiendra également ce superbe néologisme – le verbe "empoissonner" – qui semble tresser une humide guirlande "poison, poisson et poix". Malheureusement, le verbe existe et signifie tout simplement "peupler de poissons". Mais peut-être qu'Aurélien Bellanger, à qui on n'aura pas l'outrecuidance de donner des leçons lexicales, a simplement voulu dire que Nabokov frayait un peu trop avec l'ironie? Enfin, on remarquera que la notion d'"exercice de style" et de "ratage" forment un couple assez uni dans l'esprit de l'auteur de La Théorie de l'information. On attend avec impatience ses prochaines déclarations sur "la nullité objective de Butor", les "âneries pérorantes de Pinget" ou "l'ineptie graveleuse de Guyotat"…

Butor en 410 (1)

Michel Butor était de passage à Paris, et plusieurs occasions de l'entendre se présentaient, dont sa participation à un séminaire mensuel dans le cadre du programme de recherche dirigé par Michel Collot et Julien Knebusch intitulé "vers une géographie littéraire". C'était vendredi dernier, à 17h, à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, rue Jean-Santeuil, derrière le Jardin des Plantes – déjà tout un programme! Proust, la flore, la faune, la fac… Arrivé un peu en avance sur les lieux, on s'étonne de l'absence d'affichage. Aucune annonce de la rencontre. A l'accueil, c'est le trouble, la gardienne, interrogée par Louison (bientôt 20 ans, en khâgne à Monet) avec qui je suis venu, est perplexe: "C'est qui cette Michelle Butor, elle fait quoi?" Bon, pas grave, on connaît l'étage (4ème) et le numéro de la salle (410).
La 410 n'est pas encore prête. On déplace les chaises et les tables, qu'on disposera en un long U rectangulaire, afin d'installer un peu de matériel, un projo qui mettra un certain temps à arriver. La salle se remplit lentement, au goutte à goutte, un peu tous les âges, mais un public globalement féminin, dont deux étudiantes qui n'auront de cesse de prendre Butor en photo avec leur smartphone comme s'il s'agissait d'une star. Ce qu'il est peut-être, au sens évidemment stellaire et discret, brillant depuis si longtemps mais de si loin qu'on n'a pas encore vraiment cerné la diffraction de son éclat multiple.
Enfin il arrive, vêtu de son improbable et légendaire salopette, et d'une chemise jaune canari qui fait vite oublier que dehors la nuit tombe déjà, et avec elle, bientôt, une neige insistante. C'est Michel Collot qui se fend d'une longue présentation de Butor et son œuvre, rappelant que l'écrivain a même enseigné la géographie – "par erreur", précise aussitôt un Michel Butor flegmatique. Une carte des lieux visités par MB est projeté afin qu'on se fasse une idée du caractère éminemment nomade de ce "génie des lieux" – "je ne la connais pas", commente MB, l'expression gourmande. Puis la parole est donné à l'auteur de Mobile, via des questions posées par quelques personnes présentes.
Butor retrace alors la genèse de son œuvre après Degrés, comme il l'a fait si souvent, patiemment, rappelant les divers événements qui l'ont poussé à renoncer à l'entreprise romanesque pour se lancer dans la création de "livres" plutôt que de "romans", à inventer des formes. Il évoque Niagara, son arrivée aux chutes, "les branches des arbres entourés d'un manchon de glace", "les blocs de glace qui tombent des arbres", et déjà c'est l'univers sonore qui s'impose dans son récit. Car à peine arrivé, la vision laisse vite la place à l'audition, tant MB est "frappé du son de ce lieu". Butor comprend que ce voyage est un voyage "à l'intérieur du son". Une expérience dynamique. "Se promener à l'intérieur d'un espace où je faisais changer le son en bougeant". Ainsi naît le projet 6 810 000 litres d'eau par seconde, d'une simple constatation sonore, alors qu'on aurait pu penser que le spéculaire allait l'emporter. Non, ce sont les voix des chutes qui mettent en branle le musicien Butor, et le décident à orchestrer la grande partition américaine de Niagara.
Au départ, donc, 6 810 000 litres d'eau par seconde est un projet éminemment radiophonique. D'ailleurs, la radio a demandé à plusieurs reprises à Butor une œuvre susceptible de démontrer la révolution née de la stéréophonie. Mais évidemment, ce qui intéresse Butor, c'est la déconstruction, c'est de jouer avec les deux canaux, de trafiquer la balance. Il se heurtera, ainsi qu'il le raconte, au refus des techniciens, lesquels sont réticents "à enregistrer séparément les deux canaux": "On va croire que je ne connais pas mon métier", pense le technicien. Au temps pour le souci d'innovation de Butor, qui rêve de "faire de l'ensemble immobilier un instrument de musique", et conçoit un "paysage planétaire" un peu trop ambitieux et novateur au goût de ses contemporains.
Michel Collot propose alors une petite pause lecture et demande à Butor de lire un texte : Alasakamazonie", texte écrit pour être mis en musique par Henri Pousseur. La lecture achevée, Butor revient sur ce problème de la spatialisation de la musique, sur la réticence des musiciens à bouleverser la géographie de l'orchestre. Il évoque une émission comique à la télé où était évoquée "l'ouverture de Carmen du point de vue de la contrebasse" puis décrit des danses tribales dans lesquelles le son se divisait et interagissait selon des mouvements concentriques opposés, ce qui lui permet d'avancer que "le changement local est presque une modulation". 
La discussion, à la faveur d'une nouvelle question, quitte le domaine sonore pour se poser… à Rome, mais une Rome nomade, centre du monde vagabond dont Butor va tenter de déchiffrer le régulier déplacement. 
On vous en cause demain…

jeudi 17 janvier 2013

Bonnaire, bons films

Ce soir, sur France 3, à 20h45, soirée spéciale Sandrine Bonnaire. La Grande Soirée propose deux films de la comédienne, Au cœur du mensonge, de Claude Chabrol, suivi, à 23h21 d'Un cœur simple, de Marion Laine (présentée par la réalisatrice). Petit rappel du synopsis d'Un cœur simple pour ceux qui auraient raté sa sortie sur les écrans en 2010 (et ses diffusions télés par la suite):
"Adapté d'une nouvelle de Gustave Flaubert parue dans le recueil Trois contes, ce film dépeint une existence tout entière dévouée aux autres. Naïve et peu bavarde, Félicité a choisi de donner sans limites alors même que la vie devait tout lui prendre : son fiancé Théodore, Clémence, la fille de sa patronne, Victor, son neveu adoré, et enfin Loulou, son perroquet. Préférant les silences aux explications superflues, la réalisatrice retrace, avec une infinie subtilité, l'évolution de la relation qui unit la domestique à son austère maîtresse, dont la sécheresse des sentiments s'étiole au fil des ans. L'opposition muette des deux femmes – l'une est exaltée tandis que l'autre a peur d'aimer – se mue ainsi en une profonde tendresse, bousculant les conventions sociales. Sandrine Bonnaire et Marina Foïs, en parfait accord, subliment ce premier long métrage pudique et élégant, composé comme une toile de maître." [Source]



mercredi 16 janvier 2013

Un Dan Brown sinon rien


Inferno, le prochain roman de Dan Brown sortira le 15 mai 2013 aux Editions JC Lattès. Trois ans après Le Symbole perdu, l'écrivain américain met en scène le personnage de Robert Langdon pour la quatrième fois. L'histoire, inspirée par L'Enfer, premier chant de La Divine Comédie de Dante, se déroule en Italie où il fait beau. Au départ, tout semble bien se passer pour Bob "Hard-Cock" Langdon, qui convole tranquillement et calmement sans se faire de mouron ni beaucoup de soucis avec Vanessa, une jeune nymphomane rousse de seize ans, une ancienne ex-prostituée call-girl inculpée de narco-trafic et d'abus de drogues au sein du Vatican et de l'église romaine mais libérée miraculeusement in extremis par l'Ordre des Bâtons Percés, une mystérieuse et énigmatique organisation qui recrute ses membres chauds et humides en passant des petites annonces rédigées et écrites en sumérien dans des revues archéologiques spécialisées dans les ruines d'autrefois. Mais voilà que par un chaud matin d'hiver, en plein été, alors que Bob et Samantha consomment un soir des penne al dante (sic) en face de la Basilique San Marco del Banco del Populo Enculo, un inconnu que personne ne connaît, sous couvert d'anonymat, dépose au beau milieu de leurs steaks un minuscule et petit codex en peau de yéti retourné sur lequel figure le message suivant dont le caractère menaçant leur paraît inquiétant : "Attention, un nain peut en cacher un autre." Quelques secondes plus tard, à l'autre bout du monde, un échafaudage tombe et s'effondre dans une rue tranquille et sans histoire de Brazzaville, au Pérou, tuant un chien de l'ordre des canidés et deux fourmis, dont l'une échappée d'un mystérieux laboratoire où sont pratiquées sans vergogne ni précautions des expériences abominables qu'on prétend horribles. Apparemment, aucun lien entre ces deux événements, hormis une coïncidence inexplicable, et pourtant… Une fois de plus, le lecteur retrouvera ce qui fait le sel des romans de Dan Brown: des dialogues enlevés et rythmés avec pleins de tirets, des digressions intéressantes et édifiantes bourrés de noms compliqués à épeller, des héros en proie aux doutes et aux certitudes qui ont souvent des cravates en soie ou des capuches en toile écrue, une organisation secrètement implacable et implacablement secrète, sans parler de l'aura sulfureuse de rites occultes qu'on croyait éteints et du charme obscur et délétère des codes cryptés. Voici enfin pour finir, en avant-première mondiale et planétaire, un extrait de passage inédit encore jamais publié qu'on n'a pas pu lire avant jusqu'ici :

"Langdon examina le mystérieux bout de parchemin qui collait à son index gauche et le secoua en fronçant les sourcils et le front, au début avec une curiosité empreinte d'une certaine perplexité, puis avec un agacement croissant qui frôlait l'énervement. Enfin, n'y tenant plus, et profitant que sa douce et tendre Paola était allée faire du lèche-vitrine ou –gondolier dans une rue adjacente, il entreprit de le décoller avec la main droite, mais aussitôt l'énigmatique banderole resta immédiatement et inexplicablement engluée à l'index de sa main droite. Langdon pesta et, courroucé au possible, pria pour que l'étrange paperolle ne soit pas imprégnée de castrux excoptii, ce redoutable poison mis au point par la tribu des Catzèchtlihan et dont l'Office de la Répression des Substances Venimeuses assurait qu'il ne restait aucune trace dans le monde civilisé. Alors qu'il tentait de, à force d'acrobaties et de génuflexions, maintenir au sol au moyen de son soulier dextre en cuir de Venise le sibyllin ruban, Langdon sentit passer à quelques microns de son oreille senestre un dard sifflant et propulsé à n'en pas douter par un tube de bambou comme ceux qu'exhibait actuellement depuis une quinzaine de jours le Musée de Gandarachi où Langdon quinze jours avant, soit exactement deux semaines plus tôt, avait dû délivrer un long et rudit discours sur le cannibalisme végétarien en Basse-Poutanésie."

La presse étrangère est jusqu'ici unanime sur ce nouveau volume des aventures évangélico-ptériques du spécialiste en héraldique gallico-abyssinienne Robert Langdon. Selon le New York Review of Pooks, il s'agirait d'un "chef d'œuvre en cours de confirmation", tandis que le Daily Cabbage en parle comme d'une "épopée rationnelle au succès indémenti". Le bruit court que Dan Brown travaillerait déjà sur les onze prochains tomes, mais son éditeur n'a pas souhaité confirmer cette alléchante rumeur.

Papier calé

Ce serait très bien, la littérature, si les lecteurs comprenaient un jour ce que c'est. Pas du tout. Un type qui écrit deux cents pages sur sa veulerie, sa saloperie, sa médiocrité, son néant, allez, on lui file le prix Goncourt. Quel talent! Le type est content. Le talent sauve tout. D'où cette nuée de terribles, d'imbéciles heureux qui couvrent les catalogues d'éditeurs grâce à la faculté qu'ils ont de dire qu'ils n'existent pas. Si on savait lire, on serait stupéfait de l'aveu d'imbécillité de la plupart de nos auteurs actuels. Ils crient leur vide et on leur trouve du talent, voire autre chose. Tout ça, parce qu'on ne sait jamais. Si on loupait un Miller, un Genet, un Kafka, vous vous rendez compte! Cette peur fait publier, rend publiable, 80 % de notre littérature actuelle.
Ah, mais c'est que notre clavier a un petit problème aujourd'hui: en effet, impossible d'actionner la fameuse touche 3, celle qui correspond aux guillemets, ce qui explique que le texte que vous venez de lire, ce texte qui commence par !Ce serait très bien! et se finit par !notre littérature actuelle! n'a pu par conséquent bénéficier des indispensables guillemets qui nous auraient permis d'indiquer d'emblée qu'il s'agissait d'une citation, dont l'auteur est Georges Perros, extraite des Papiers collés II, ouvrage paru en 1973 que nous citions d'ailleurs hier.
Voilà, le mal est réparé. En partie.

mardi 15 janvier 2013

6 810 000 raisons de lire Butor

On se demande bien quel accueil serait fait aujourd'hui à 6 810 000 litres d'eau par seconde, étude stéréophonique, de Michel Butor, s'il débarquait sur les tables des libraires, alors que la presse salue le nouveau livre de Fœnkinos comme étant "son livre le plus abouti et le mieux construit" et nous signale que le dernier opus de Sollers est un "beau livre vivant, intelligent". Mais bon, en 1965, quand parut le livre de Butor, il y a de fortes chances pour qu'on ait surtout évoqué, des trémolos dans la plume, Le voyage du père, de Bernard Clavel… Certains livres ont le mérite de ne pas concourir, c'est comme ça, et il serait vain de reprocher aux juges hippiques de préférer les chutes de reins aux chutes d'eau. Chacun ses chutes, a-t-on envie d'écrire. Choir versus déchoir ?
Situons. La Modification est paru il y a à peine huit ans et déjà son auteur est ailleurs. Il a donné Mobile et Réseau aérien, deux panoptiques ambitieux. En 1965, certains lecteurs ont lu, le souffle coupé, La route des Flandres de Claude Simon et L'Inquisitoire de Robert Pinget. Deux ans plus tard, ils liront, estomaqués, Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat. Années fastes? Difficile à dire aujourd'hui, tant l'intérêt pour les travaux de Butor, Simon et Pinget semblent désormais réduit, discret, voire déplacé. Mais nous sommes en 1965 et voilà que le magicien Butor prend pour matrice une icône américaine: les chutes du Niagara.
C'est un projet complexe, qui cherche à faire entendre une multiplicité de pistes, de textes, de voix, de sons. Au centre de ce dispositif, comme un éternel retour, coule le texte de Chateaubriand, cette description des chutes qu'il fit dans Atala, et qu'il reprit dans ses Mémoires d'outre-tombe:
Elle est formée par la rivière Niagara qui sort du lac Erié et se jette dans l'Ontario.
A environ neuf milles de ce dernier lac, se trouve la chute; sa hauteur perpendiculaire peut être d'environ deux cents pieds.
Mais ce qui contribue à la rendre si violente […]
Ce texte séminal, Butor va le désosser, l'essaimer, l'éparpiller, le laisser gicler en en faisant le texte du lecteur, tandis qu'autour passeront, plus ou moins ténues, d'autres voix, celle du speaker, qui décrit le commerce lié aux chutes (assiettes, chemises, médaillons, etc. à leur effigie), celles de très nombreux personnages, venus communier, en amour ou nostalgie, regret et doute, au pied de la furieuse cataracte.
Le texte tout entier se veut une partition. Il y a des récitants (speaker et lecteur), la vaste chorale des visiteurs et le texte de Chateaubriand, qui roule indéfiniment au centre, tantôt invisible dans sa répétition, tantôt incandescent par sa juxtaposition, texte-chute composé d'une myriades de syllabes, des bribes, des énoncés, des notations, au rythme des mois, dans un ballet diffracté qui dit le même et la différence.
Le lecteur fait alors une expérience rare. Car ici la lecture linéaire, en liant la théorie des énoncés hétérogènes, est la lecture la plus expérimentale, celle qui produit la plus forte cadence poétique. Mais le lecteur peut lire aussi en zig-zag, ne lire qu'une voix à la fois, ou deux, ou trois, en modulant le texte au fil des yeux grâce aux indications sonores. Au début, bien sûr, on tâtonne, on est comme ces visiteurs assaillis par la violence des Chutes, on ne sait trop comment distinguer les intensités dans ce brouhaha. Puis, lentement, avec la bénédiction impassible et cependant de plus en plus prégnante du texte de Chateaubriand, la symphonie prend forme, des mouvements se dégagent, des pans se soulèvent, des solos se signalent.
On sent bien que derrière cette construction à la fois totale et éclatée se cache un désir qu'on pourrait presque qualifier de radiophonique. Faire du lecteur un transistor ébloui, mieux, une table de montage sonore, lui laisser à la fois les manettes et les rôles. Butor donne des indications, propose des lectures, redessine les partitions possibles, mais au final le lecteur devient le texte lui-même, son réceptacle et son émission. On pourrait dire de certains textes de Butor – en gros, ceux relevant du "génie des lieux" – que ce sont des textes sans auteur, dans la mesure où celui qui les produit se confond avec le mouvement et les conditions mêmes de leur production, hors toute économie de moyens et sans peur du risque de dissolution. Ce sont bien plutôt des textes pour lecteur, et ce de façon éminemment généreuse. Des textes-déjà-lectures, en un pluriel à la fois libre et calibré. Ils rassemblent et libèrent des énergies, inventent des rythmiques, fabriquent de la forme. Sont-ils sans histoire? ce serait mal y voyager. On trouvera dans 6 810 000 litres d'eau par seconde le récit d'une chemise offerte par des enfants de propriétaires terriens à un travailleur noir, et le sort de cette chemise contient à lui seul un pan entier de l'histoire nord-américaine.
Dans Papier Collés II (1973), Georges Perros fait un portrait fascinant de l'œuvre en cours de Michel Butor:
[Il] remet en branle ce qu'une mauvaise lecture, aussi bien du journal que du monde alentour, a figé, sclérosé; il écrit, il lit, il photographie […] dans le sens du merveilleux, du fantastique, mobilisant ce qu'il perçoit de plus efficace dans son travail, dit-il, d'entomologue. […] Chacun de ses livres est une machine de guerre à plusieurs dimensions. Confrontation d'une masse, d'une lave de mots avec une ville, un monument, un pays, un fleuve, un tableau, une partition. […] Ses livres sont d'extraordinaires carrefours, j'allais dire pièges, où le hasard maté ne se veut comblé que par un autre hasard, d'ordre poétique. Magique.
"Une machine de guerre à plusieurs dimensions": on ne saurait mieux définir ces livres que nous aimons par dessus tout, et dont la monstruosité – picturale, chorale – est le signe certain et symphonique qu'un patient travail d'écriture et de pensée organique a été accompli au mépris de toutes les facilités.