lundi 24 septembre 2012

L'indispensable McLuhan et son épouse mise à nue

Incroyable mais vrai. The Mechanical Bride: Folklore of Industrial Man, de Marshall McLuhan n'avait encore jamais été traduit en français. Autant le lecteur d'ici connaissait, au moins de nom, le texte séminal de McLuhan, La Galaxie Gutenberg, paru aux Etats-Unis en 1962, autant ce texte de 1951 manquait à l'appel. Et pourtant, quel texte! Grâce aux éditions è®e et à la traduction d'Emilie Notéris, nous avons enfin sous les yeux l'essai détonant du sulfureux Canadien. Imaginez un scrap-book piégé, imaginez un livre d'heures subversif, imaginez une glose qui pétille et tacle.  Ecrit en pleine guerre froide, alors que le "contrôle des esprits" bat son plein, La Mariée Mécanique fait preuve d'une lucidité incomparable et se veut l'outil de défrichement par excellence. D'entrée de jeu, l'auteur dresse un constat appelant lutte critique:
"Notre ère est la première à avoir fait de la pénétration des consciences collectives et publiques par des milliers de consciences individuelles, parmi les mieux formées d'entre elles, une activité à plein temps. Il est à présent question [de] maintenir chacun dans un état d'impuissance engendré par la routine mentale […]."
MacLuhan va donc s'attacher à démonter tous les mécanismes de domptage médiatique mais aussi à dénicher les contre-pouvoirs, et pour cela il va passer au peigne fin la presse, la publicité, la littérature de masse, la bande dessinée, etc. En ethnologue acide, toujours inventif, doté d'un humour qui mord sans prévenir, McLuhan a conçu son livre comme une machine de guerre, non pas exhaustive, mais un peu à la semblance de livres futurs comme Mille-Plateaux: une boîte à outils conceptuels, à mettre entre toutes les mains, afin que chacun puisse à son tour continuer et intensifier la lutte contre l'hypnose. L'édition que nous propose è®e est en outre accompagnée de 65 illustrations.
Lecture ô combien stimulante. Toutes les facettes de la civilisation américaine y passent, en un irrévérencieux kaléidoscope. L'attaque est à la fois frontale et complexe. McLuhan, en 1951, a déjà tout compris. Le "contrôle des esprits" l'inquiète, mais l'amuse aussi, par son inénarrable stupidité. C'est donc un livre non pas aride mais joyeux, qui reprend et détourne l'arme médiatique, quelques années avant même que Burroughs et Gysin se lancent dans l'aventure du cut-up.
On ne perdra pas de temps à vous bassiner avec l'indispensable actualité du propos de McLuhan: c'est l'évidence même:
"Aujourd'hui, le tyran ne gouverne plus avec la houlette ni le poing mais, grimé en responsable d'études de marché, il conduit son troupeau dans les voies de l'utilité et du confort."
Alors attention. Ce livre, habilement glissé parmi quelques revues sur une table basse, pourrait bien provoquer quelques dysfonctionnements. Il n'est pas remboursé par la sécurité sociale? Normal, il EST la sécurité sociale, un rempart contre la destructive impulsion vers le succès:
"Il est suggéré que les grandes lignes de l'ordre mondial sont déjà tout à fait visibles aux yeux de celui qui étudie le flot tourbillonnant déversé par la technique industrielle. Et il doit pour cela discerner la manière dont le flot opère."
On a hâte de voir comment la presse va rendre compte de cette bombe non pas à retardement mais en perpétuelle avance.
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Marshall McLuhan, La Marié mécanique, folklore de l'homme industriel, éd. é®e, traduit de l'anglais (Canada) par Emilie Notéris, 30 euros, diff/distrib Belles-Lettres.

1 commentaire:

  1. Je découvre, moi, cet article à retardement. Et un livre qui devrait m'aller comme un gant.

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