mardi 4 septembre 2012

La fable Chevillard


Commenter L’Auteur et moi d’Eric Chevillard serait sans doute présomptueux, l’auteur anticipant/déjouant lui-même toute future interprétation de son livre à la page 250, en se mettant à la place – gratinée – du lecteur et en dégageant de possibles allégories. Pourtant, l’allégorie n’était pas gagnée à la page 20, quand le narrateur, en guise d’une truite aux amandes, se vit servir un gratin de chou-fleur. On se demande à quelle sauce Chevillard va dévorer l’appétit narratif de son lecteur. Quel sera le plat suivant ? sera-t-il de résistance, comme l’est la littérature d’Eric le Rouge ? Mais le narrateur ne quitte pas la table des négociations impossibles. Truite versus chou-fleur. Tel est le combat. En lui le monde s’incarne et ne se résout pas. La fluidité et la délicatesse du poisson d’eau douce se heurte de toute éternité à la fange grumeleuse du légume honni. Et le narrateur, qui n’est pas l’auteur, ainsi que le rappelle sans cesse l’auteur qui n’est pas non plus Chevillard, ce serait trop facile – le narrateur, donc, part de cette dialectique impossible pour articuler un long et digressif discours qui, à force de distorsions, finit par sécréter, telle l’araignée entée au cocon, un fil tirant sur le récit. Manière de dire au lecteur : tiens, partons pour une fois du trivial (mort au sublime !) et du caillou extrayons une montagne. Manière aussi de dire : le roman est une fable qui dégénère. Car s’il y a un auteur dont Chevillard pourrait se vanter d’avoir hérité l’acuité, c’est bien Jean de La Fontaine. Mais un La Fontaine qui fabulerait trois cents pages sur les rapports entre cigale et fourmi. Vous avez dit fourmi ? Ça tombe bien. Parce qu’à un certain moment, foin des fils narratifs et de leur grosse bobine bouffie, « l’auteur » lance son fidèle personnage sur les traces d’une fourmi, laissant à cette dernière le soin de tracer, aléatoirement, le parcours nouveau dans lequel s’engager. La fable devient farce, mais l’écriture, elle, ne cède pas un pouce au récit, l’investissant dans ses moindres anfractuosités pour le faire éclater ou gondoler.
Et tout le temps, dans le pli du grotesque et du sincère, à la jointure de l’aveu et du déni (puisque auteur et narrateur sont en joute, grâce à un jeu de notes en bas de page…), le muscle rageur et jubilatoire de l’écriture, qu’à aucun moment le trivial n’abuse, et qui malgré l’ostentatoire et quasi biblique vanité du propos, reste de chair, demeure souffle, broyant et désarticulant les images rodées, les lieux communs, les causes et conséquences.
On trouvera à plusieurs reprises des remarques désopilantes sur le phénomène de la lecture, du lecteur, de la lectrice, sur le retentissement de l’œuvre. Eric Chevillard ne prend pas de gants, ou alors il les prend pour les retourner et les mordre comme des doigts autres. Il pousse le désenchantement jusqu’à ses extrêmes et croustillantes limites, comme si l’œuvre-truite agonisait au soleil tandis que le lecteur indélicat reprend goulument du gratin au récit. Le livre, pourtant, n’est pas un civet d’amertume, pour rester dans la métaphore culinaire. Il pulse à chaque ligne d’une énergie furibonde, habité qu’il est par le désir d’être encore et toujours plus, de faire masse et d’électrocuter tout ce qui se risque au contact.
C’est un livre pour écrivains, diront ceux qui ne voient que cabrioles et esquives dans le désossement caractérisé et la tarentelle d’écorché. C’est un livre pour lecteurs, diront ceux qui, d’orang en outan, de crabe en hérisson, suivent Chevillard dans son épique étreinte de la langue et savent bien que sous couvert de fable insensée il n’écrit que des romans de chevalerie à l’ombre gratifiante du divin Quichotte.