jeudi 30 juin 2011

Un dernier pour la route

Puisqu'il est parfois ici question de traduction, signalons la mise à disposition sous forme pdf du rapport sur la condition du traducteur demandé par le CNL à Pierre Assouline, rapport qui avait été dévoilé lors du dernier Salon du Livre. C'est téléchargeable ici, et on en conseille la lecture à tous ceux qui croient que traduire va de soi et y retourne aussitôt: ils découvriront que c'est un peu plus compliqué que ça. Comme le souligne Assouline en préambule:

Le monde de l’édition se comporte comme si, de la fameuse formule de Paul Valéry pointant dans l’activité de traduire la faculté de « créer de la gêne au plus près de la grâce», il ne voulait retenir que la grâce, alors que les traducteurs se trouvent de plus en plus dans la gêne.
A consulter donc avec attention, pas seulement pour savoir comment décrocher une aide ou une bourse (on vous voit venir, jeunes loups aux masters aiguisés…), mais pour voyager dans un métier complexe, où la rétribution diminue à peu près aussi vite et régulièrement que la compétence, qui a subi durement la suppression fiscale de l'abattement sur les droits d'auteur, qui bénéficie désormais d'une formation universitaire mais peine à faire comprendre aux futurs translateurs que la maîtrise du français n'est pas inutile au dépiautage de la langue étrangère. A la fois technique et analytique, ce rapport propose au bon moment (moins de crédits pour les traductions, moins d'exigence quant à la qualité, etc…) une approche panoramique et une sensibilisation concernant une pratique qui n'est pas toujours commode – et pour filer la métaphore, citons ce propos de Philippe Lançon que reproduit Pierre Assouline : 

 "Toute traduction est un meuble de style et une curiosité d’époque."
Il ne serait d'ailleurs pas inutile de demander aux traductions (et peut-être aussi aux traducteurs) de passer de temps à autre un "contrôle technique". Saint Jérôme, roulez pour eux…


mardi 28 juin 2011

Fermeture pour cause d'écritures et lectures

Lire et écrire, c'est bien beau, mais ne négligeons pas pour autant la lecture et l'écriture. Un roman en cours, des dizaines de livres en souffrance, quelques traductions à l'étude… Y a vraiment que pendant les vacances qu'on peut bosser comme il faut.
Donc, pendant les loisirs, les travaux continuent. Réouverture du lupanar à octets courant août…

En attendant, espérons que l'essor irrésistible du codex n'accélérera pas trop le déclin programmé de ce bon vieux livre numérique.

samedi 25 juin 2011

Voir Charybde et lire (Pincio)

La chose est suffisamment rare pour qu'on la note, la retienne et en fasse bon usage: cette semaine, une nouvelle librairie a ouvert ses portes à Paris, dans le XIIème arrondissement, au numéro 129 de la rue de Charenton: la librairie Charybde, émanation dystopique de la librairie Scylla, antre d'or des mondes sf, fantasy, fantastique. Et dès mercredi prochain, donc le 29 juin, ça bouge: à partir de 18h, on aura l'occasion d'y voir et écouter Tommaso Pincio, venu présenter son nouveau roman, Cinacittà : mémoires de mon crime atroce, paru récemment aux éditions Asphalte (traduit de l'italien par Sarah Guilmault).
La particularité de cette nouvelle librairie aux rayonnages et tables impeccables? Elle ne vend que de la fiction (et oui, pas de livres de recettes bio ni de bel album sur le Qatar, faudra s'y faire). Que de la fiction, et qui plus est de qualité, ouverte aux éditeurs indépendants, prête à soutenir des titres ayant déjà quelques mois dans les pattes. Bref, un havre. Elle est ouverte tous les jours sauf le lundi et le dimanche, l'après-midi, avec nocturne le vendredi (ah le plaisir d'acheter un Chevillard à 22h01…). Aux commandes, trois amoureux des livres (Xavier, Robert et… zut, j'ai oublié son nom, qu'il me pardonne), lesquels seront rejoints bientôt par une ex-bibliothécaire, Anaïs.

jeudi 23 juin 2011

Les faits d'hiver sont chauds l'été

Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine…

Toi aussi, fais comme François Weyergans: enfile ton déguisement de Monsieur Loyal et dégaine ton sabre Star Wars! Que la farce soit avec toi… (Note: Aucun trucage n'a malheureusement été nécessaire lors de la prise de cette photo.)

mercredi 22 juin 2011

Oublier Oméga

Paul Verhaeghen, hier, sur son blog, à propos de la traduction hongroise de son roman Oméga mineur:

[…] the Hungarian translation of Omega Minor is finally out.

This, then, too marks the end of this novel in its multiple translated guises. Gondolat sent me a copy. There's something decidedly weird about holding an object that, one is told, holds all the words you once wrote, except you cannot read them at all.

And how much of these are still my words?

I did an interview over Skype with a Greek journalist last week, which reminded me of how much about the book I have forgotten. (For instance, the cover of the Greek translation features a Pollock painting -- how appropriate, said the journalist, for this is how you described the end result of a bullet penetrating a skull in close proximity of a wall. I have no memory of that, but find it a cute, endearing metaphor which I sure would have liked had I read it in someone else's work.)

Such forgetfulness is good.

It's like, I imagine, the forgetting of the pain of birth so that you (proverbial mother) can decide to have a second child after all.

My skull, all emptied out, Pollock-dripping from the wall -- now I should be able to write again, from the emptiness of mind. Plus a certain fullness of the heart.

mardi 21 juin 2011

Krazy Kat


Le comic strip de l'américain George Herriman a inspiré pas ma ld'écrivains, dont e. e. cumings, qui écrivit une préface au premier album. Krazy Kat, c'est cette chatte au parler argotique très mâtinée sur la tête de laquelle Ignatz Mouse adore balancer des briques. Enfin, "chatte", rien n'est moins sûr, Herriman ayant joué au chat et à la souris avec les sexes de ses protagonistes. Le romancier Jay Cantor, hélas encore inconnu en France, en a fait les héros d'un roman post-atomique assez formidable publié en 1987. En voici les premières explosions, en attendant l'éventuel intérêt d'un éventuel éditeur…

 


Le matin. Krazy remonta les stores en papier de riz de ses fenêtres, juste à côté de la table où elle petit-déjeunait et passa son monde en revue, son hémi-demi-semi-sableux paradis, son Coconino. A cette heure-ci, la lumière crue transformait les rochers du déserts en cactus, et les cactus en flèches d’église, fracturait en trois une mesa lointaine, faisant de ces trois morceaux trois cloches bordeaux pour lesdites flèches, laissant la Prison (vide depuis leur retraite) inchangée, éternellement elle-même, dixit Pup, comme la Justice. Krazy ne savait plus si la lumière était amie ou ennemie ; non que la lumière sût jouer des tours, mais elle savait désormais que d’autres jouaient des tours à la lumière, et étaient capables de la rendre plus violente que mille soleils. Naguère, Krazy aimait jouer des tours, n’importe quel tour, sans éveiller les soupçons, et à n’importe qui  (mais surtout à Souriceau, bien sûr). Fini tout ça. Debout devant sa fenêtre, elle s’étira paresseusement et contempla les contours inégaux du soleil, comme pour le forcer à lui dire la vérité – apprécie-moi de loin et tu vivras, disait-il. A l’intérieur du soleil, elle distingua une boule compacte de flammes plus petite, qui s’affaissait en elle-même – regarde-moi de près et tu mourras. Son estomac se retourna. N’y avait-il que les autres pour chercher des noises à la lumière ? Depuis ce fameux jour à Alamogordo, Krazy se disait qu’elle aussi était peut-être corrompue. Mais elle n’y était pour rien (vraiment ?). Quoi qu’il en soit, passablement déstabilisée, elle avait dû quitter le strip, car son numéro, tel un trapèze moral, exigeait de l’intégrité, or une seule goutte de culpabilité suffisait à faire déborder la coupe. (Et pourtant elle était innocente !)



Elle attendit que ses entrailles se fussent assez calmées pour envisager de petit-déjeuner puis, se détournant de la lumière et de ses incessantes métamorphoses, elle contempla sa maison. Elle aimait son unique grande pièce, les cinq fenêtres, les murs blanchis à la chaux. Elle aimait le dénuement de sa demeure, sa qualité « japonaise » : cinq paravents transparents, bruns, aux côtes de bambous bien espacées ; une seule table basse en bois, carrée, à pieds fins (presque à hauteur de souris) qui lui faisait penser au mobilier japonais,  le sentiment que les choses ne devaient être ni excessivement solides ni stupidement fragiles, que leur existence tenait plutôt du miracle ; un tapis hopi, sur lequel elle dormait également, ses couleurs terre brune délicates et ses motifs solaires d’une perfection frôlant l’excentrique – telle teinte, ici plutôt que là, faisant toute la différence, encore que personne n’aurait pu le prévoir avant que la teinte fût appliquée. Mais aussi : un nécessaire à thé zuni bleu coquille d’œuf, des petites bols indiens brisées et recollés, puis de nouveau brisés et recollés encore, la largeur de leur nervures proportionnelles à leur prix, témoignage de tout ce qu’ils avaient traversé ensemble. Elle ne possédait pas grand-chose, mais ce qu’elle possédait était, pour citer Spencer Tracy parlant du corps de Hepburn, "chouper". Jadis, au temps d’avant l’atome, son intérieur était encombré de fauteuils dans lesquels on s’enfonçait en toute confiance, d’abat-jour dégoulinant de glands tressés. Puis, une certaine après-midi, elle s’était dit : Tout ça sent le mauvais goût ; sans rechigner, ses répugnantes possessions avaient disparu, et ces nouveaux éléments spartiates les avaient remplacées. (Seule sa tuyauterie restait à l’ancienne. Tant mieux, elle n’aurait jamais supporté que quiconque, même une force inconnue, pénétrât dans son lieu intime, ses toilettes.) Voilà soudain que peu faisait beaucoup, et que presque rien était parfait. Restez couché à terre. Ne vous montrez pas. Avant la bombe, pensait Krazy, je ne recrachais pas les choses, j’ignorais tout de leur goût. Mais elle aimait ce nouveau foyer parce qu’il n’appartenait qu’à elle, et elle le détestait parce que son dépouillement risquait de croître et de s’emplir d’échos – son seul lieu. Dénuement ou nudité ? Que dirais-tu d’un thé ? Elle entendit la douce voix du Policier : Non.

 

Stone Junction sur les planches

Les 27, 28 et 29 juin prochains, Xavier Brière  et le Lumen Théâtre adaptent et mettent en scène le roman de Jim Dodge, Stone Junction (paru au cherche-midi en LOT 49 dans une traduction de Nicolas Richard, repris depuis dans la collection 10:18). 
Ça se passera à l'espace Kiron, 10 rue de la Vacquerie, dans le 11ème arrdt, à Paris.
Le Lumen Théâtre sait faire le grand écart, étant passé de Rotrou à Géraud, sous la houlette de Xavier Brière, qui lui-même a adapté Sollers avant d'investir Spinoza. On attend donc beaucoup de cette revisitation du texte de Dodge, qui brasse les thèmes de l'alchimie, de l'initiation magique, de l'enfance indocile. Venez beaucoup!

lundi 20 juin 2011

Il est ressucité !

A force de jouer à Colin-DieHard, il fallait bien qu'il revienne. Voici donc, en FolioSF, le mythique Comme des fantômes

« Difficile de déterminer à quand remonte la passion de Fabrice Colin pour le monde intangible. ‘Les fantômes sont des souvenirs, écrit-il. Les fantômes sont des pulsions, des idées, des scènes mourantes du passé – et leurs cohortes composent un zoo psychique.’ » (p. 145)

« Quand je pense qu’on m’a demandé si mes nouvelles avaient un sens. Bien sûr que non, elles n’ont pas de sens. Leur seule utilité, c’est de vous aider à oublier l’espace de quelques instants que dans votre cerveau aussi, une veine peut péter à n’importe quel moment. » (p. 194)

En guise de préface à l'ouvrage, "L'Œil de l'ami", par l'auteur de ce blog…

vendredi 17 juin 2011

Bellocchio, anti-zéro des temps modernes


Oubliez Umberto Eco (c’est facile, vous verrez). Essayez autre chose, par exemple Pergiorgio Bellocchio (ça se prononce moins facilement, mais ça vaut le détour). Voilà un auteur qui se fait de son lectorat une idée tendant vers le zéro, ce qui est assez rare : « Je ne me suis jamais senti aussi seul et inutile que lorsque j’ai eu un public potentiel de plusieurs centaines de lecteurs. » Bellechio, qui est né en 1931 et a fondé une revue à la fois politique et culturelle (Quaderni piacentini), fonde un beau jour de 1985 une autre revue, moins localement baptisé, plus sobre, baptisé Diario. Ce sont des articles, des notes, des fragments (je paraphrase ce qui est dit dans la préface signée par le traducteur, Jean-Marc Mandosio), rassemblés ici sous le titre assez impitoyable de
Bellocchio tend l’oreille, ausculte, compare, esquisse des analyses, propose des souvenirs. Il cherche. Cherche la cheville qui permettrait d’articuler ce qu’on est en train d’oublier avec ce qu’on ne comprend pas encore vraiment. Les jeunes, les télé-comiques, Marx, l’autre, le Monopoly… Avec son air d’enfoncer, mais très doucement, des portes qu’on croyait entrouvertes, Bellochio semble endosser l’habit du nostalgique, la pose du râleur, ce qu’il fait, indubitablement, mais son souci ne réside pas uniquement dans l’égratignage du présent, car il se veut avant tout lecteur, lecteur des signes éparpillés en ce nouveau monde, italien ou plus vaste, où il convient, selon, lui, de « limiter le déshonneur », « un objectif qu’il y a vint ans j’aurais trouvé répugnant et absurde » – c’est dire avec quelles pincettes il prend et comprend les années 80 après avoir traversé les années 60, autrement dit cet intervalle temporel qui nous fait passer, par piètres petits paliers, de la bousculade à la panade.
L’érudition est là, prégnante mais discrète. L’ironie avance, pas toujours masquée. Les sujets sont souvent des objets, et Bellocchio rappelle parfois, à nos yeux usés, le Barthes des mythologies pop (comme par exemple quand il s’empare du Monopoly ou de Barbie). Mais rien n’est simple avec Bellocchio, hormis le sel de la désillusion. Il faut donc le lire sans trop remuer sur sa chaise, sans jamais devancer le point de croix de sa pensée, et prendre pleinement le pouls de sa réflexion, qui est dense, complexe, sans jamais le laisser paraître. Une voix s’élabore, qui redonne au mot critique son sens à la fois teigneux et léger.
Le gauchisme à l’italienne n’a pas connu les mêmes avanies que notre parcimonieux maoïsme (ajoutez tous les guillemets de précaution que vous voudrez…). Et l’Histoire, là-bas, n’a pas été ressentie et interprétée avec la même tension, Marx a continué de traverser la rue sans regarder, l’enlèvement a supplanté l’emballement, on sait tout ça, comme on sait quels freins au capitalisme a fait sauter la répression, bien justifiée d’elle-même, et alors que l’actualité nous gave d’infos salaces sur  des parties de moins en moins fines de certains nababs, on se dit que Pergiorgio Bellocchio, qui a une dent contre Umberto Eco, n’aime pas ce qui vient sans venir, ce qui pousse sans pousser, on se dit que ce « zéro insatisfait » est un crible dont nous avons, rudement, définitivement, antiromandelarosement, besoin.
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Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits (précédé de Limiter le déshonneur), ed. de l’Encyclopédie des nuisances, 12 €

Boxer la luette: Radu Bata sur le ring


Qui dit bazar ne dit pas forcément désordre.  Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, s’il fourre tout, je veux dire enrobe tout de fourrure onirique, ne se veut pas non plus fourre-tout. C’est un journal, un tracé chronocturne (l’auteur, Radu Bata, ne dira pas non), qui, sous couvert d’explorations, dit ce que le rêve apporte aux mots, au corps, et si le souci de ne rien unifier peut désarçonner, on peut y lire, avec une certaine délectation métèque, le récit d’une langue se refusant à s’asseoir où que ce soit.
Etranger à l’autre, à soi, aux choses, aux mots, sauf à la démarche de dire, l’auteur compile dans leur venue des textes qui, tous, disent, l’effraction : quand dormir ne va pas de soi, qu’un rêve cherche à interpréter l’esprit. On sent, à fleur de syntaxe, l’épineuse question (comme on dirait torture) du bilinguisme, en d’autres temps éprouvée par Gherasim Luca, mais que détaille assez judicieusement Chico Buarque, dans ces lignes que Bata cite p.31 : « Pour un immigrant quelconque, l’accent peut être une revanche, une façon de maîtriser la langue qui l’oppresse », avant de les commenter ainsi :
"Comme quoi, dans ces histoires d’enjambement, le rapport mélodique peut être un rapport de maître. Etre baisé ou baiseur, la question est culturelle. Attention donc au positionnement : parler le cunnilingus entraine une exposition de l’anus."
Bon, dit comme ça, c’est un peu frontal (dorsal ?), mais au moins vous voilà avertis.
Les « mines de petits riens » de Radu Bata sont tout autre chose que des gisements de pas grand-chose, ils sont à lire dans le désordre, le vrai, celui qui naît de l’œil en quête de vampirisations point trop inactives. Alors, avec un peu d’élan et de curiosité, quelque chose se dépliera : d’abord la syntaxe, qui sait être tantôt souple et suave, tantôt sotte et sautillante, comme au bon vieux temps du temps où bégayer parlait aux sens, œil, ouïe, glotte.
Radu Bata est-il, lexicographiquement parlant, désaxé ? On l’espère. Il n’a plus qu’à trouver le gant adéquat pour boxer la luette, et tout ira bien, tout trouvera sa place.
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Radu Bata, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, éditions Galimatias (gris), 15 €

jeudi 16 juin 2011

"D'un serge l'autre"

Vient (enfin) de paraître aux éditions Libertalia un essai de Jean-Luc Sahagian intitulé Victor Serge l’homme double – Histoire d’un XXe siècle échoué. La préface est de l'ami Yves Pagès (on peut la lire en intégralité ici; on peut aussi, surtout, acheter le livre dans une vraie librairie, avec en prime, tant qu'on y est, l'excellent essai de Mathieu Ribouste, Les marchands de peur, aux mêmes éditions libertalia) – en attendant, voici un extrait de la préface d'YP:

"Fils d’émigrés russes anti-tsaristes, Victor Serge a 27 ans quand un monde bascule, là-bas, à l’Est du charnier européen, du côté des Soviets. La terre de ses origines familiales a tremblé, et ce séisme, comme pour tant d’autres, lui ouvre des horizons. La Révolution, avec son grand appel d’air, il ne la rejoindra qu’en janvier 1919 pour devenir un des soutiens intellectuels les plus ardents du régime bolchevique, avant qu’il ne lui faille déchanter, sa proximité avec des oppositionnels de gauche au stalinisme naissant devant lui coûter très cher. Cruel retour de flamme à la hauteur de ses idéaux jamais repentis : déportation à Orenbourg en 1933, internement psychiatrique de sa femme Loubia en 1934 et expulsion d’URSS en 1936. Mais bien avant l’enthousiasme du léniniste fraîchement converti, bien avant les compromis tactiques du propagandiste du Komintern, bien avant les temps amers de l’exil et les querelles entre ex-compagnons de route de Trotski, bien avant que se confrontent les points de vue du romancier et de l’homme d’action, le jeune Victor avait eu une première vie politique, tout un parcours déjà tumultueux, enraciné dans les milieux libertaires belge puis français du début du XXe siècle. Et l’on ne comprendrait pas grand-chose aux doutes, scrupules et nuances qui ont sous-tendu par la suite son éthique militante et littéraire si l’on continuait à traiter à la légère cette période fondatrice, comme un simple défouloir adolescent, une sorte de stade infantile de ses engagements ultérieurs, quand l’âge adulte vous remet dans le droit chemin de la raison d’État, fut-il prolétarien." (Yves Pagès)

Chevillard (ou: du bon usage du clifoire)


Attention, Chevillard attaque. On l’avait quitté il y a peu avec son roman paru chez Minuit, on supposait que, telle l’ombre d’Alice, il avait chu langue la première dans son terrier magique pour quelque temps, et voilà qu’il récidive, avec un texte-cartouchière doté de trente projectiles, où bien souvent la fumeuse virgule a cédé la place au ricochet de la rime interne. On y retrouve ce goût inquiétant pour un bestiaire impossible à caresser dans le sens du poil, ce « je » qui est davantage une menace qu’un sujet d’énonciation, cet esprit d’escalier qu’il fait bon dégringoler.
Règlement de contes, fable fourvoyée, Iguanes et moines prouve au fil futé de sa diction-jubilation que l’écriture-chevillard n’a rien à envier au débit mitraillette d’un rappeur ni à l’interprétation psychotropique des comptines. On peut lire ces textes comme des impros arrachées à un piano préparé et bariolé, on peut aussi les lire et les hoqueter comme des moments-glottes, où l’enjeu – c’est assez clair – est de tordre le cou à la poêsiheu.
Chevillard a toujours écrit à même la table d’écriture. Ses mots aiment à se pincer pour se rappeler qu’ils sont des mots, avant de désigner, d’une syllabe fourchue, les choses qu’elles hésitent à nous refourguer. Ici, il dit, très précisément, ce processus qui fait du langage une partie fine où le lecteur, pour peu qu’il soit consentant, a tout à gagner et rien à perdre, hormis l’illusion du moi et la lubie narrative.
Tel Raminagrobis, Chevillard tend à son lecteur des pattes aux griffes gourmandes mais équitables. Ses iguanes sont des moines, certes, ses moines des iguanes, aussi, mais l’équation s’arrête là, puisque déséquilibre il y a eu, il y a, il y aura : c’est le principe-chevillard :: l’hypothèse réjouissante de l’impensé expliqué par l’absence. C’est, donc, forcément, tordant, et aussi, ne l’oublions pas, incandescent.
Que l’auteur et les éditions Fata Morgana me pardonnent cette longue citation, et me fassent procès s’ils jugent que j’outrepasse la licence citatoire, mais moi aussi, à l’instar de Chevillard, je veux donner au lecteur une chance de ne pas s’en sortir (et, lecteur, lis ceci à voix haute, en tapant rythmiquement sur ton dos de tortue avec ton clifoire) :

C’est parti allez je me lance dans la poésie à quarante-cinq ans il est temps grands dieux et s’il était trop tard au piano je ne donnerai jamais rien de bon trop vieux garçon pour soudain prendre l’habitude de faire deux choses à la fois main droite main gauche et parfois même les pieds en font une troisième mais me lancer en poésie faut voir je dois pouvoir encore rassembler mes restes risquer ce geste obsolète tête en avant et laissant sous moi le sol rassurant jeter mon être par cette fenêtre sentir le ciel à tout vent qui se dérobe et toucher le fond de l’espace voir ce qui se passe et comment et s’il ne s’agit encore que de choir oui je dois pouvoir risquer mon corps sur cette balançoire (j’ai ce souci dans l’effort d’être assis) j’y suis allez me lance me balance et d’emblée j’y suis en free-lance en frisbee dans la poésie à croire que j’étais fait pour ça qui me demandais à quoi lancé sans appui sans façons dans la poésie bon j’y suis j’y reste modeste affaire on ne fait que commencer […]

J’arrête là, comme on soulève un peu sèchement le diamant du sillon, mais bon, vous savez où trouver la suite, ça s’appelle une librairie, le seul endroit sur terre où trouver le mode d’emploi du clifoire  – ça commence à vous intriguer cette histoire de clifoire, hein, tant mieux, Iguanes et moines en sait un rayon sur le clifoire, et le titille à merveille.
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Eric Chevillard, Iguanes et moines, éd. Fata Morgana (avec des dessins de Philippe Favier)

PS: La nouvelle édition de Bouvard et Pécuchet dans la collection Littérature Française Garnier Flammarion comprend une interview d'Éric Chevillard
PPS: On trouvera également dans le numéro 767 de la revue Critique (avril 2011) un entretien mené par Blanche Cerquiglini

mercredi 15 juin 2011

CosmoZ à Barbès

A paraître aux éditions Barbès (Barbès Editore), CosmoZ, dans une traduction de Antonella Conti.

"Dorothy, una ragazza un po’ ingenua, Nick Chopper, un mutilato della prima guerra mondiale, Oscar Crow, il suo alter ego senza memoria, e ancora Elfeba, un’aviatrice che sogna di scrivere in cielo e Avram e Eizik, due nani ricercati dall’FBI, tra l’Europa e gli Stati Uniti. Inseguiti dalla guerra, dai circhi, dai manicomi, manipolati da ogni sorta di ciarlatani, Dorothy e i suoi compagni cercano i segni di quel regno di Oz che li ha visti nascere sperando disperatamente di diventare quello che sono. Il mondo sta cominciando o sta finendo? La tempesta che sta arrivando li salverà o li distruggerà? CosmoZ racconta i primi cinquant’anni del Novecento, visti, vissuti e reinventati da una strana tribù in un universo popolato di precipizi e di falsi guaritori, nel quale l’unica magia ancora degna di questo nome è la resistenza all’incubo. Un viaggio ai limiti del meraviglioso e dentro la nostra inquietudine."

Nadeau: les sens en crise


On ne présente plus Maurice Nadeau. Nadeau, ton nom est lecture, mais pas seulement : l’homme, surpris d’être encore au chevet de la table immense où s’empilent ce qui résiste encore un peu au numérique, interrogé sans relâche par une Laure Adler qui sait quels aiguillages actionner, quel sucre tendre à cet ours admirable, se révèle un sacré animal politique, pas seulement l’accoucheur en France des trente écrivains qui nous aident à faire autre chose que bavouiller notre prose.
Nadeau ? Pas franchement gaulliste. Et pas non plus averti avant l’heure de ce qu’étaient les camps de la mort. Mais lisant, écoutant. Ayant grandi à Saint-Genis de Saintonge (mais quel peut être le gentilé de ses habitants ???), rétif aux formats bourgeois comme il le sera plus tard à la geste houellebecquienne (« un bricoleur qui a du talent et dont le souci est d’apparaître, de se faire connaître » — ouf… dans la bouche de Nadeau, c’est délicieux), sachant aimer ses aînés (Pia) et talocher ses poussins (Pérec), l’homme Nadeau tient la route plutôt que le crachoir. Son secret ? C’est sa faiblesse : le fric, il s’en fout. Certains lui font confiance, quelques-uns l’épaulent, beaucoup l’admirent, qui l’envieront bientôt dès que le succès fera tout sauf lui monter à la tête, qu’il garde sur ses épaules, entouré de femmes, recommandées, bûcheuses, déterminées, bref, tout ce que Maurice apprécie.
Le manifeste des 121 ? Non, jeunes légions, ce n’est pas une série HBO. C’est l’heure où Mascolo, que tout le monde aujourd’hui a oublié, fait tourner le vent. Quand Blanchot, pas vraiment blanchi de ses cagoulards aléas, vient et dit, quand Sartre, dont on dira ce qu’on voudra, est le seul garant d’une libre détermination de l’intellectuel à ne pas devenir tout à fait ni une baudruche BHL ni un dératiseur Badiou (pour ne rien dire d'un répétiteur Ferry).
Le manifeste des 121 ? Beau sujet de Bac philo qui laisserait tous nos ados pantois et secs. Nadeau y travailla, et si Blanchot y mit la dernière patte, ce fut chez Julliard que notre bonne et belle police débarqua, où elle ouvrit quelques tiroirs, saisit quelques papiers et arrêta Maurice. Debré faillit le bouffer, mais Debré allait passer, pas Nadeau.
Ce sont des entretiens. Ils vont et ils viennent, traversés par les silhouettes de Souvarine, Duras, Beckett, mais les nommer tous serait inventer un anti-Lagarde et Michard du XXème siècle, où l’on verrait Maurice Ier découvrir tout, avant tout le monde, mais ne publiant pas tout, économie oblige. Un siècle d’éditeurs où René Julliard s’en sort plutôt bien, où Michaux se veut scientifique, où Duras est avant tout excellente cuisinière, où Leiris brille, lui qu’on devrait aujourd’hui apprendre par cœur, où le mouvement surréaliste a encore besoin d’être raconté, où Butor manque devenir le nouvel Hugo. C’est là le charme des souvenirs : ils ricanent de la postérité.
Lowry, Faulkner, Borgès, Kafka : Nadeau a ses piliers. Il vit, surtout (mais que veut dire cet adverbe chez un tel ogre ?) dans l’ombre insistante de Flaubert, à qui il consacra un essai, Flaubert  qui « pourtant, [il] n’est quand même pas très neuf… ». Et Nadeau de répondre ainsi à la question de Laure Adler [Parmi les absents, avec qui vis-tu le plus ?] :
… C’est vraiment un auteur classique, étudié dans les classes, mais je ne sais pas, je pense plus souvent à lui qu’à ses œuvres. Flaubert ne me quitte pas. Quand il abandonnait Croisset pour Paris, il allait dans un appartement près de la porte Saint-Martin : j’y suis souvent allé. Ja vais en quelque sorte lui rendre visite. C’est un sacré bonhomme tout de même. Grâce à la princesse Mathilde, Napoléon III veut lui donner la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il dit : ‘Non, je ne peux pas accepter ça.’ Et il écrit dans sa correspondance : ‘Les honneurs déshonoren’… C’est formidable ! Il la reçoit, la Légion d’honneur, et tu sais ce qu’il en fait ?
Laure Adler : Non…
Maurice Nadeau : Il la trempe dans son café ! »
Voilà. Pour certains éditeurs, lire c’est aimer des types qui trempent leur Légion d’honneur dans le café. Leçon. Bonheur. Ni carte ni territoire. Juste croiser Beckett, et passer un chouette moment avec lui, sans même parler. Etre le premier à vouloir publier Claude Simon et se méfier du bricolo Robbe-Grillet. Et quand Laure Adler lui demande ce qu’il aime en matière de rock’n’roll, répondre : « Duke Ellington. »
Pendules, ne soyez pas à l’heure : inventez-la !
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Maurice Nadeau, Le chemin de la vie (entretiens avec Laure Adler), éd. Verdier, 16 €
 

mardi 14 juin 2011

C'est l'heure de La Pérouse!

Emmanuel Tugny, dont on avait lu les précédents textes parus chez LaureLi sans être tout à fait certain d’en suivre les arcanes baroques et la geste fantasque, revient en force avec ce récit qui nous transporte – au sens mystique et historique – à la fin du dix-huitième siècle, et met en scène un La Pérouse échoué dans les îles Salomon, ayant enfin trouvé, non ce que ce bon vieux Louis XVI lui avait demandé, mais autre chose : l’autre chose, qui est la vraie vie, qui est ailleurs, qui est l’éternité retrouvée, et aussi, sans doute, la mer allée avec le soleil. Ces échardes rimbaldiennes ici enfoncées ne le sont pas par hasard, car Tugny écrit entre autres à l’ombre du voyou de Charleville, tout comme sa phrase émarge au Livre des Livres.
La Pérouse est donc là, dans ce septembre 1791 qui est moins une date qu’un repère, sans portée véritable puisqu’ici, dans ces îles où l’habitant vit le mythe de la création comme un rituel quotidien, le temps n’est plus cette flèche lancée vers la cible du progrès, mais un chant, qu’on prend et qui vous prend. Bateau ivre se découvrant gisant ébloui, La Pérouse ballotte entre le désir de disparaître en lui-même et l’espoir de découvrir un autre ailleurs, situé à quelques encablures, et qui ne saurait être, on le sent, que l’ultime demeure, le lieu du dernier repos, autrement dit la renaissance, mais cette fois-ci à l’aune des éléments.
En versets d’une impeccable tension, mûrs d’une parole qui refuse la volte et n’aspire qu’à l’épiphanie, Tugny, pour qui la syntaxe est affaire vitale, affaire d’œil et de souffle, scansion au millimètre, tisse réflexions épurées et narrations diffractées, exigeant du lecteur une reddition totale à ses rythmes, et pour cela réussit ce tour de force de donner à chaque paragraphe la force intacte d’un recommencement, à même l’équilibre du beau et du juste, sans jamais user l’image ni la tailler trop court. Les mots, ici, sont des grains, chacun d’une valeur précise, et on sent dans leurs syllabes le dosage sans faille, à l’once près, d’une parole qui se veut à la fois libre et destinée.
La Pérouse nous est donné dans cette langue éminemment nette, et avec lui ses souvenirs, sa trajectoire accomplie. Auprès de lui, il y a Eeeoys et Loongi, qui sont, pour le navigateur déchu de son devoir de conquête, l’ève et l’adam d’un lendemain en perpétuel devenir. A leur contact, il apprend la sculpture, et par cet art il espère pouvoir un jour rendre à la lumière et aux ombres le visage de celle qui fut sa femme, Eleonore.
Mais il serait présomptueux d’en dire plus sans laisser la parole à Tugny, dont l’écriture sait, même dans la préciosité, ne rien perdre de l’intensité oubliée des hommes :
L’on a d’abord parlé de ce projet pour soi, puis l’idée est venue qu’Eeeoys lui était indispensable, qu’un lien étrange et infrangible s’était instauré entre elle, le geste, les heures d’ouvrage et la matière, dessous, pétrie de soi et d’Eléonore. Qu’il n’était plus d’écart entre l’œil qui cherche Eléonore en soi, le geste qui fend l’essence qui regimbe, la présence insinuée dans l’espace venant à soi comme une éminence et qui, tout à la fois, lui fût consubstantielle, et l’intention qui préside au travail.
Remplacez « Eeeoys » par « écriture », et « Eléonore » par « livre », et vous aurez une petite idée du miracle ici à l’œuvre, à la fois humble, généreux et parfait. 
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Emmanuel Tugny, Après la terre (roman – sur les traces de La Pérouse), Ed. LaureLi, 16 €