vendredi 18 février 2011

Jauffret à Charenton


A la différence des autres écrivains, Régis Jauffret sait marcher sur les mains. Au sortir d’un restaurant où l’on a gaiement dîné de harangues de la Baltique et de conflits de voix, sur un trottoir repeint pour l’occasion en rouge chambertin, l’auteur d’Asiles de fous lève les bras tel un prêtre échappé des Diables de Ken Russel, paumes dirigées vers le ciel orageux, il inspire en fermant les yeux, son dos semble projeter sa tête en avant comme un joyeux boulet, ses jambes se plient et se déplient, une fois, deux fois, trois fois, ses cheveux frôlent à peine le sol, ses pieds trouvent un aplomb invisible, c’est parti, il avance, à coups de talon dans le vide, les dix doigts écartés pire que sur le clavier – du coup, on a l’impression d’être soi-même à l’envers, c’est normal, il sert à ça, Jauffret, à nous retourner, cul par dessus tête, à nous refiler du vertige et des raisons de douter, là où ses confrères s’obstinent méticuleusement à nous contourner. S’il tombe, nous tombons. S’il s’envole, pfuit, il faudra le suivre, même dans la nuit la plus noire. Et ça fait plus de dix romans que ça dure, cet incroyable funambulisme, cet art de traiter la grammaire comme un corps et le corps comme une grammaire. Car, chez Jauffret, les sentiments sont avant tout des conjugaisons, les personnages des éclats tranchants de rhétorique. Prenez un de ses précédents romans, Univers, univers : une femme prépare un gigot pour un mari qui tarde à rentrer, pourtant le gigot n’est pas fait de viande, mais d’une inquiétante matière qu’on appelle le « conditionnel » : tout ce qui arriverait si… Deux fois univers, deux univers une fois : le premier au singulier, le second au pluriel, ou bien c’est le contraire, peu importe, les réalités possibles sont des parallèles qui se frottent jusqu’à dégager un formidable énergie, irradiante, irascible. Dans L’enfance est un rêve d’enfant, Jauffret expédiait des enfants dans l’orbite déglingué d’un général de Gaulle tout droit sorti d’un cauchemar de l’ORTF, un général-mire composé de particules en noir et blanc qui cherchaient l’inévitable fission. Dans Clémence Picot, la vie d’une femme se voyait désintégrer à chaque phrase « en un heurt indescriptible d’avortements », pour reprendre une expression d’Artaud.

Avec Asiles de fous, Jauffret fait de nouveau marcher ses personnages sur les mains, mais cette fois-ci le sol est jonché d’éclats de verre. L’histoire est celle d’un implosion : un jour, Damien quitte Gisèle, mais c’est François, le père dudit Damien qui est chargé d’annoncer la mauvaise nouvelle. La démarche est délicate, mais François est malin : avant de porter le coup fatal, il va changer le robinet de Gisèle qui fuit. Je te répare ta plomberie, et tu oublies notre fils : à peine de la fiction… Mais en remettant en état de marche ce foutu robinet qui fuyait, ponctuant les nuits du couple de son insupportable morse, l’apprenti plombier a ouvert en grand les vannes de la folie, pas seulement celle de Gisèle, mais celle du roman : « Il a osé l’utiliser, d’abord avec d’infinies précautions, puis avec une frénésie de crétin qu’on laisse jouer avec les robinets de crainte qu’il s’électrocute en s’attaquant aux prises de courant. Il ne se lassait pas de lever et d’abaisser la manette, et de la tourner pour obtenir de l’eau brûlante, tiède, puis à nouveau de l’eau froide dont il caressait le jet d’eau comme une verge. » Plus rien ne sera comme avant. La guerre est déclarée. Les parents veulent que Gisèle laisse en paix Damien, qu’elle ne le harcèle pas de son désespoir poisseux. Gisèle, elle, veut foutre son beau-père à la porte. Mais c’est une loi physique établie, la famille, à l’instar du célèbre sparadrap qui colle au doigt, s’accroche à proportion du rejet qu’on lui manifeste. Les voix deviennent insistantes, obsédantes, les discours se collent les uns aux autres comme des mouches obscènes, les corps fuient, le robinet fuit, il faut fuir, il faut fuir mais comment ? Jauffret, lui, sait comment : en écrasant la pulpe du langage, en étalant ses couleurs cruelles sur la toile cirée de l’hystérie compulsive. Tout est dit, craché, tout et le contraire de tout, la vérité n’existe plus, seule compte la morsure des mots, c’est à celui qui fera le plus de mal, qui détruira avec le plus de violence cette mesquine réalité qui se prenait pour un évier, et qui voyait dans son émail maculé le poli piqué d’un miroir menteur. Tout y passe, la maternité goulue, la flaccidité paternelle, le fils prodigue en lâchetés, « le cambouis amniotique », le cirque incestueux de la parenté, le cri de lapin du désir pris dans les phares effarants du quotidien, l’alcool qui « a été inventé pour supporter les mères ». La folie s’étend comme un lierre furieux, les objets n’y échappent pas, après le robinet c’est au tour du frigo de faire les cent pas dans le couloir , puis c’est le sol qui prend la tangente, avant de repousser… Avec Asiles de fous, Régis Jauffret laisse loin derrière lui les inévitables petits épiciers de la littérature qui en ce mois de septembre nous ressortent leurs produits de l’an dernier, relookés-soldés. Avec, en prime, une lueur d’espoir : « Nous étions sûrs que le soleil se lèverait un jour, éblouissant comme le flash d’un paparazzi sur l’éjaculat d’une célébrité. »

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Régis Jauffret, Asiles de fous, Gallimard, 214 pages, 16,50€

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