jeudi 9 avril 2009

Quand des coeurs palpitaient fort…


«“Ô mon intime pendant ces quatre années, comment iront les choses, lorsque, bientôt, nous allons nous séparer ?” Ainsi parle Browning au Vieux Livre Jaune, lorsque, vers le premier quart du livre XII, il voit son œuvre près de s’achever ; il a évidemment redouté le vide de sa vie et de sa pensée quand il serait, non pas délivré mais privé, de cette tâche passionnante et chérie ; quoiqu’il ait fort bien su remplir l’une et occuper l’autre pendant les vingt ans qu’il a encore vécus. Mon propre corps à corps avec L’Anneau et le Livre n’a guère duré qu’un an et demi, entre la première phrase mise sur le papier et le point final au manuscrit provisoire ; mais moi aussi j’ai redouté, après avoir mis ce point final, un vide de l’esprit, un désœuvrement ; j’ai su que, pour autant que je vivrais encore, je ne retrouverais pas l’équivalent de ce que je perdais, pour avoir mené à bonne fin mon entreprise ; et cet achèvement fut une tristesse. »

Ainsi s'exprime Georges Connes, le traducteur du roman en vers de Robert Browning, L'Anneau et le livre, qui ressort ces temps-ci aux éditions Le Bruit du Temps. Or l'histoire de ce livre (et de cette traduction) semble un rêve douloureux tissé entre hommes, avec en toile de fond le bruit du temps, certes, mais aussi de la violence, de la guerre et des séparations. Tout commence, pourrait-on dire, à la fin du XVIIème siècle, à Rome, avec une histoire de procès mettant en scène un prêtre, Caponsacchi, une femme, Pompilia, et un méchant, Guido Franceschini… Ce fait divers – on pense à la trajectoire des Cenci chez Artaud… – marque le poète Robert Browning, auteur prolixe et amant têtu, orfèvre du monologue intérieur, correspondant de la poétesse Elisabeth Barrett pendant des années avant de l'enlever (il faut parfois prendre les mesures qui s'imposent…) et d'épouser la recluse opiomane qu'il peut alors aimer sous le ciel italien… Mais revenons à Browning et au monstre qui naît de sa fréquentation du fait divers italien cité plus haut: The Ring and the Book. Gorgé de plus de vingt mille vers (blank verse), L'Anneau et le Livre paraît en quatre volumes, de novembre 1868 à février 1869 et rencontre très vite le succès.

Métamorphoses des livres… puisque tout commence avec "vieux livre jaune, carré", un banal in-quarto aux "plats de vélin ridé" que Browning acquiert chez un bouquiniste de la place San Lorenzo. Comme s'il fallait à l'écrivain un caillou usé pour bâtir une vibrante cathédrale ; comme s'il fallait, surtout, survivre à un amour fou et, trois ans après la mort de la femme qu'il avait courtisée, enlevée, épousée, passer quatre ans sur une sombre histoire de triple meurtre. Robert Browning, encouragé par Carlyle, épanchera dans ce livre son art comme une longue et nécessaire saignée, œuvrant sans relâche pour que surgisse du deuil cette citadelle gothique et sans égale.

So you see this square old yellow Book, I toos I' the air, and catch again, and twirl about By the crumpled vellum covers, pure crude fact Secreted from man's life when hearts beat hard, And brains, high-blooded, ticked two centuries since? Examine it yourselves! I found this book, Gave a lira for it, eightpence English just, (Mark the predestination!) when a Hand, Always above my shoulder, pushed me once, (...)


[Traduction de Georges Connes: Vous voyez ce vieux livre, jaune, carré, que je lance en l'air, que je rattrape, que je fais tourner en le tenant par ses plats de vélin ridé? c'est du fait à l'état brut, sécrété par la vie humaine, quand des coeurs palpitaient fort, des cerveaux battaient, inondés par la montée du sang, il y a deux siècles. Voyez-le vous-même. J'ai trouvé ce livre, en ai donné une lire, huit pence d'Angleterre tout juste (remarquez la prédestination) quand une Main, toujours au dessus de mon épaule, m'a donné une poussée, ([...)]

L'Anneau et le Livre, paru en 1959 chez Gallimard, longtemps épuisé, ressort aujourd'hui grâce au zèle et à la passion d'un nouvel éditeur, Le Bruit du Temps, que dirige Antoine Jaccottet, naguère timonier de Quarto. Et de nouveau, le livre est chargé de passion, celle de l'éditeur, qui nous l'offre en édition bilingue, mais aussi celle du traducteur, Georges Connes, que nous citions en préambule, et qui entreprit la monumentale traduction de ce roman en 1942 et prit le parti – qu'on peut contester, certes – de nous le restituer en prose. L'œuvre de Browning eut-elle gagné à être réinventée en vers? Au vu du résultat, la question ne se pose même pas – seul compte le souffle habité de cette traduction, sa bruissante foulée, sur laquelle d'ailleurs Connes s'est expliqué :

«De quoi s’agissait-il pour moi ? écrit le traducteur, de mettre à la disposition du lecteur français un texte dont je dis une fois encore qu’on le goûte beaucoup mieux en le faisant passer par un gueuloir ; de lui communiquer ces énormes vagues successives de raisonnement, de rhétorique, d’émotivité, de passion, en lesquelles s’épanchent des esprits furieusement intéressés par ce dont il s’agit et ce qu’ils en disent ; tous, même Pompilia, et aussi Browning, ont le souffle d’athlètes inépuisables ; arrêter, donc, l’œil du lecteur à la fin de chaque ligne, comme il est inévitable si on lui présente des vers – il est déjà assez déplorable qu’on soit obligé de lire L’Anneau et le Livre avec les yeux – aurait été une formidable erreur ; c’était avec certitude tuer l’œuvre en français. »


On notera, bien sûr, l'usage du mot "gueuloir" – et l'on aura alors un premier indice de ce que dut être la re-création de ce bénémoth anglais en pleine Seconde Guerre mondiale. Un an et demi de travail pour Connes qui n'a de cesse, alors, de sauver le manuscrit (oui, rappelle-toi, c'était avant les clés USB, quand transpirer c'était transpirer, quand on avait une bosse à la dernière phalange du majeur, quand l'Underwood te mitraillait les oreilles…). Ce n'est qu'après avoir remis les clés de la mairie de Dijon au chanoine Kir (qu'on salue au passage) que notre héros traducteur finit par convaincre un éditeur de publier L'Anneau et le Livre – et Raymond Queneau de jouer dans l'affaire un rôle similaire à celui que joua Carlyle avec Browning. Le temps passe, rien ne paraît, Connes cherche un autre point de chute, en Belgique cette fois-ci, et là le navire chavire, la firme belge fait faillite et le manuscrit disparaît avec elle… Un ami latiniste remet la met sur le texte (ouf) et ce n'est donc qu'en 59 que paraît ce chef d'œuvre.

Mars 2009: Le Bruit du Temps publie une édition magnifique de L'Anneau et le Livre, signant ainsi et l'acte de naissance d'une maison d'éditions exigeante et le retour en grâce d'un texte qui devrait – enfin – trouver non pas sa place – ce serait trop peu – mais une brûlante demeure sur notre table de chevet, non loin des draps défaits.

Browning eut le courage d'aller ravir Elisabeth – ayons la passion de lire ce qui survécut au deuil de leur amour. Et maintenant, éteignez votre ordinateur et filez en librairie. Vous savez ce qu'il vous reste à faire.


[Robert Browning, L'Anneau et le Livre - The Ring and the Book -Édition bilingue, traduction de l'anglais et étude documentaire par Georges Connes, préface de Marc Porée - Grand format relié sous jaquette : 135 x 205 - 1424 pages • 39 euros - Le Bruit du temps - Diffusion / Distribution : Les Belles-Lettres - 2009]


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire