mercredi 24 septembre 2008

Enard: "the" bio


Mathias Enard était reçu il y a peu par la librairie L'Arbre à Lettres Mouffetard, et moyennant grasses finances, Arno Bertina et moi-même avions accepté, un peu à contre-cœur, de présenter ce vibrant Homère ferroviaire à une chouette floppée de lecteurs incrédules. C'est à bibi qu'échoyait la tâche ingrate de dévoiler le passé, présent et avenir biographique de Mister Enard. Comme j'ai constaté avec tristesse que personne ne prenait de notes, et puisque certaines personnes en ont exprimé le souhait (ils ont mon RIB), voici donc le texte in extenso de ma douteuse allocution. (Le même Enard vient de se faire écharper dans Paris-Match, avec cette crotteuse morgue qui semble devenir l'apanage des chroniqueurs agacé par le talent - mais dieu que les photos du pape et de Sarko sont belles! on s'abonne illico). Fin de la parenthèse, début des anti-hostilités:

Mathias Enard aurait pu naître à Niort en 1972 mais il a préféré voir le jour, et aussi un peu la nuit, en plein IXème siècle avant Jésus-Christ, non loin d’Ithaque, une île qu’il connaît comme sa poche et qu’il achètera plus tard pour quelques deniers afin de s’y installer. Dans un premier temps, Enard est éduqué par un certain Chiron qui l’initie aux arts de la guerre, à la musique et à la médecine. Mais Enard a la bougeotte et la Grèce est trop étroite pour ses rêves d’exil, le voilà déjà ailleurs, déjà partout, il va se prélasser en Samarie, s’entretient brièvement avec un certain Domitien, passe ensuite le plus clair de son temps sur l’île de Patmos où un de ses amis lui donne ce conseil avisé : « Ecris donc ce que tu as vu, le présent et ce qui doit arriver plus tard. » Il se rend alors au Clongowes Wood College, une sympathique institution jésuite située dans le comté de Kildare où il ne reste que quelques semaines, toujours cette fameuse bougeotte, on le retrouve peu après à Trieste où il enseigne le persan à l’école Berlitz. Commence alors pour Mathias Enard une période d’intense production. Il écrit en l’espace de quelques mois une dizaine de livres tous plus ambitieux les uns que les autres, dont il ne reste malheureusement que les titres, dont voici quelques-uns : La Réfection du Pire ; Démonter la Remorque ; La civière des Ambulanciers, etc.
Survient alors un événement proprement sismique qui va bouleverser l’existence du jeune Enard et que l’histoire a retenu sous le nom de Petite Apocalypse. Alors qu’il longe la faille nord-anatolienne, le futur auteur de Zone décide de pousser jusqu’à Istanbul. A l’instant même où il s’assoit à une terrasse de café et passe commande d’un ayran glacé, la terre se met à trembler et la moitié de la ville disparaît sous les décombres. Mathias fait partie des rares survivants. Ensemble, ils créent une secte d’illuminés, persuadés que la fin du monde approche et qu’il est urgent de fumer une dernière clope. Enard devient vite une figure emblématique de ce mouvement. Mais le démon du voyage le reprend, ainsi qu’on pouvait s’y attendre. Les lieux se succèdent comme autant de canettes vidées : Pylos, Corcyre, la Phéacie, Télépyle, Charybde, Scylla, etc.
Enard semble alors disparaître pendant quelques années. C’est la période dite de « l’égarement ». Il aurait prononcé des discours délirants à la radio italienne et on prétend même qu’il aurait véu quelque temps enfermé dans une cage. Le mythe prend forme.
Ce qui est sûr, c’est qu’il a déjà en tête toutes les bases de son grand œuvre à venir. Le déclencheur ne va pas tarder. Enard s’engage un beau jour dans la Compagnie des Wagons-Lits. Il sillonne ainsi l’Europe, particulièrement les Balkans, et contracte une maladie rarissime, une forme très mystérieuse d’hystérie ferroviaire, vaguement décrite en son temps par Charcot. Le seul remède à ce mal est l’écriture, l’écriture à un rythme soutenu. Et de fait, Enard se met à écrire, tout d’abord sur des post-it, qu’il colle un peu partout sur les murs des gares par lesquelles il passe, puis dans des petits carnets à carreaux qui dissimule subrepticement dans les églises vénitiennes, en général derrière des toiles apocryphes du Caravage. Enfin, il achète son premier ordinateur, un PC, malheureusement, et perd les cinq cent dix-sept pages de son roman, la première version de Zone, apparemment, dans laquelle il décrivait les errances d’un Tchèque germanophone qui sillonne la planète en montgolfière.

Plurilingue, mais aussi multilingue et polyglotte, le roi Mathias tisse pendant quelques temps des tapisseries, mais la ville de Bayeux refuse de les lui acheter. Il se remet donc à l’écriture, rédige une centaine de poèmes pornographiques qui lui valent moult procès, gagne quelques matches de tennis contre Federer, lance plusieurs revues, cuisine intensément, traduit énormément mais dans une langue qu’il a inventé et que seul lui sait déchiffrer.

La revue Inculte le recueille et l’héberge un temps. Le bruit court un temps qu’Enard n’est autre que Thomas Pynchon. Sa renommée ne cesse de croître. Puis, une nuit, après avoir fumé une substance hallucinogène, il écrit en moins de six heures l’intégralité de Zone. Le manuscrit est accepté aussitôt par les éditions Actes Sud. Et tout le reste est littérature.





Changer la langue


Des années que je rêve comme 65 autres personnes, de changer la langue, en vain, en vain… et voilà qu'au moment où je doute que la chose soit possible, je reçois cet e-mail incroyable qui me prouve par a + b (que multiplie 69), que la chose est possible – au lecteur de décider, comme disait Mr.P. :

Hello !
My name is Elmira!
I romantic, good, sensitive, intellectual, reliable girl. I search for, which - that special to be its partner. You should be an artist, in in your shower. But I search only serious relations, I am killed already simply by morons which would want only chance photo that masturbated on it!!! If you such. Then please at all do not answer me. The Harmony, understanding and confidence also much it is important. If You interesting corresponder with me also. And if You answer me then I - send
You certain mine photo and dialect more about me directly.
We with you have got acquainted with you on dating site
I hope you remember me.

mardi 23 septembre 2008

Ennemis Publics Ta Mère

Parce que rire est le propre de l'homme…

De : BHL [mailto: BHL@perlinpinpin.fr]
Envoyé : jeudi 11 septembre 2007 16:18
À : Michel H.
Objet : Le Livre Que Je Fais Avec Toi

Cher H. Quant à ce projet, c'est bien parce que c'est moi. Problématisons quand tu veux. Cordialement, B.



De : Michel H. [mailto:mhouïlle@nananère.fr]
Envoyé : jeudi 18 septembre 2008 16:18
À : BHL
Objet : Le Livre que Je Fais Avec Toi

Mon B. C'est OK, mais laisse-moi m'occuper de la partie droits audiovisuels.
Je dois sortir le chien, sorry. MH.

samedi 20 septembre 2008

Bertina: Des bulles sous la banquise

Le nouveau texte d'Arno Bertina (sortie le 2 octobre aux éditions Verticales) s'appelle Ma solitude s'appelle Brando, mais celui qui dit "je" dans ce titre n'est pas l'écrivain (nul egopathie chez Bertina), mais un aïeul, un disparu brièvement croisé dans l'enfance, quand les chemins, divergents ou perpendiculaires, s'essaient magiquement au parallélisme. Bertina ne cherche pas à composer un portrait, il crée des souvenirs, précis comme des miniatures, scandés comme des arpèges à ressorts, et les ayant brassés les redistribue. Cet aïeul est autrement plus intéressant que le Tartarin mis récemment en scène par Olivier Rolin: moins de panache, moins de rodomontades, il est d'une chair plus volatile qui n'avale jamais l'écriture. Bertina tourne autour de lui tel un oiseau, sans jamais le becqueter, mais en le scrutant de ses phrases parfaites. Car Bertina nous donne ici une impressionnante leçon d'écriture: et si l'on peut, effectivement, penser à Pierre Michon (des vies minuscules plus grandes à l'intérieur qu'à l'extérieur, une syntaxe aux phalanges rusées), on pense parfois à Glenn Gould chuintant au-dessus du clavier, ou plutôt, à Keith Jarrett et son Köln Concert: une précision sans cesse renouvelée de la scansion. Certains passages se lisent avec les doigts, comme si la lecture découvrait des mètres cachés, une gamme subtile:

Ce n'est que par là – cette chose qui vous ulcère – que je mériterai pleinement de mon sang – je vous ôte ces mots d'une bouche dont vous gardez les lèvres pincées ; si nous étions nobles vous auriez du "sang" plein la bouche, mais nous ne le sommes pas et ne pouvons parler que de droiture ou de vertu.
Cet aïeul a voyagé, a administré des colonies (l'Afrique fantôme hante le livre), il est revenu, a vieilli, a décliné selon certains, implosé selon d'autres ("son espace mental s'est encore agrandi", constate le médecin…): le texte de Bertina, lui, ne se laisse pas coloniser par la nostalgie, ni exiler par l'exotisme, il avance, par blocs savants et mesurés, variant les vitesses, avec un art ponctuant qui laisse admiratif. Et jouant des temps verbaux comme un chimiste désireux de créer de minuscules précipités, d'infimes explosions.

Il y a quelque chose de mâle dans cette histoire. […] De mâle cassé pourtant, ou toujours sur le point de rompre, trop tendu vers une chose qui est hors d'âge, creusant dans leur vie un hiatus large comme un ventre vide.
Sous couvert de mémoire par contumace, Bertina crée sous nos yeux un art poétique qui jamais ne se regarde, qui jamais ne s'oublie – il dit ainsi la fêlure et des corps et des souvenirs, et des vies et des époques. Ma solitude s'appelle Brando – parce qu'un homme est une île, une terre littéralement "désappointé" – est lui-même scindé en deux, d'abord le déroulé déréglé d'une vie, des questionnements et des rêveries, une approche du sujet par esquives et caresses; puis le vent souffle, décollant les pages de l'album, et passé la page 44, les paragraphes débutent par des hiatus, justement, des (…) sont comme des grains de sable s'échappant entre les doigts du narrateur-sablier.

Sous-titré "hypothèse biographique", Ma solitude s'appelle Brando, fort de ses impeccables soixante-dix neuf pages, envoûte très sereinement le lecteur tel un piano perdu dans le désert, ou comme ces bulles dont il est question dans le livre, des bulles d'air qui se déplacent sous la banquise à la recherche d'une issue. Qu'est, et dans le ravissement, la lecture.

(Note: dans un commentaire laissé à la suite d'un autre post portant sur un autre livre, quelqu'un m'a reproché de ne traiter que des écrivains-amis ou bien des auteurs publiés par mon éditeur; je préciserai donc qu'Arno Bertina est mon ami et qu'il est publié par mon éditeur. Qu'on reproche donc à Arno d'écrire des livres qui me parlent et à Verticales d'en éditer – dans cette affaire je n'y suis pour rien. L'amitié littéraire a pour moi un sens qui se passe d'ascenseur et de censeur.)




Pynchon recalé !


Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de piquer un fou rire, surtout en lisant le Figaro Magazine. Le rire est le propre de l'homme, certes, mais les causes qui le déclenchent sont parfois si inattendues… C'est à un certain Jean-Christophe Buisson que nous devons ce fou rire qui résonne encore dans notre glotte et notre cervelet tel le vrombissement d'un frelon ayant abusé de la pinacolada. En effet, JCB a réussi, en 16 lignes, à démontrer (hi hi) que le roman de Pynchon (1211 pages…) était raté. Why not? Mais lisez plutôt:

Oui, Thomas Pynchon, quoique surcoté par la critique moutonnière, est un écrivain important.
Si les journalistes commencent à se tirer dans les pattes, où va-t-on… Mais continuons pendant que le fou rire ne nous brouille pas encore trop la cornée…



Oui, son nouveau roman est impressionnant par sa taille, sa structure narrative et son foisonnement de personnages, de situations, de ruptures stylistiques, d'intuitions et de réflexions géopolitiques (le récit se déroule entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle : montée des périls nationaux en Europe, fin de l'isolationnisme diplomatique américain, course à la technologie... et aux armements, etc.).

OK. Jusque-là, on ne se tient pas encore les côtes – mais attendez:


Non, Contre-jour n'est pas autre chose qu'un livre impressionnant. Aucune émotion, aucun humour ne se dégagent de ce tourbillon de mots qui noient le lecteur jusqu'à l'étouffement. On passe d'une histoire à l'autre, d'un continent à l'autre, d'un héros à l'autre, d'une narration à l'autre, avec l'effrayant sentiment que cela pourrait durer 10 000 pages...

Ça y est, je sens un léger hoquet vous secouer. "Aucune émotion, aucun humour…": c'est écrit noir sur blanc. Mais j'ai gardé pour la fin – et pour cause – le meilleur de cet articulet, qui nous permet enfin de comprendre les raisons de cet impressionnant échec qu'est Contre-Jour

Surtout, quel gâchis pour un esprit aussi original que celui de l'écrivain fantôme américain : ne pas avoir mieux exploité la figure du savant fou serbe Nikola Tesla, génie scientifique du XXe siècle. Trop grand pour lui ?

Bon sang mais c'est bien sûr! Et du coup je me demande pourquoi Joyce a été infoutu de rendre justice à Ulysse, pourquoi Proust n'a pas été plus disert sur Dreyfus, comment Robert Coover a-t-il fait pour bâcler le personnage de Nixon, etc. Tesla plus grand que Pynchon? Il fallait y penser. Pynchon aurait dû nous ficeler un chouette petit roman autour d'une seule et belle figure historique, plutôt que de cavaler ainsi de par le monde immense.

Ah, Tesla, que de crimes on comment en ton nom. Grand, immense Tesla… Pauvre, petit Pynchon… Hilarant Buisson. Tout ça nous ramène à cette merveilleuse époque où l'on pouvait lire dans la presse d'aussi éclairants jugements que celui-ci:

« Le nom de M. Jean Bidegain appartient, désormais, à l'histoire » (Jean Bigedain, L'illustration, 7 janvier 1905).



mercredi 17 septembre 2008

Pynchon Live


Hommage à Thomas Pynchon
à la librairie
L'Arbre à Lettres

(14 rue Boulard - 75014 Paris)
Jeudi 18 septembre 08

A l'occasion de la sortie de Contre-jour (Seuil), du recueil Face à Pynchon (Lot49) et du premier numéro de la revue Cyclocosmia, une soirée pynchonoïde dédiée au grand reclus des lettres américaines. On lira, on causera, on boivra.

Bonus: Un exemplaire de Mason & Dixon (coll. Points) – qui ne sortira que le 9 octobre… – sera offert à la première personne qui saura retrouver la phrase très particulière que prononce le perroquet Joaquin dans Contre-Jour.

lundi 15 septembre 2008

Vollmann Imperator

Alors que DFW nous a quittés, un autre événement monstrueux se profile à l'horizon 2009… un nouveau livre de Vollmann, sobrement intitulé Imperial, à paraître le 16 avril, 1296 pages consacrés à la région d'Imperial County, au sud-est de la Californie.


Livre énorme, ambitieux, en treize parties et deux cent onze chapitres, assorti de cartes et d'illustrations, qui narre l'histoire de cette région proche du Mexique où l'impérialisme s'est illustré de façon our le moins efficace…

En voici les toutes premières lignes: "The All-American Canal was now dark black with phosphorescent streaks where the border’s eyes stained it with yellow tears. — These lights have been up for about two years, Officer Dan Murray said. Before that, it was generators. Before that, it was pitch black. ".

dimanche 14 septembre 2008

DFW: RIP


L'écrivain américain David Foster Wallace, 46 ans, n'est plus.

La mort, qui ne compte pas les pages, a eu besoin de lui. But why?


A nous d'avoir besoin de ses livres.


Life, this Infinite Jest…

samedi 13 septembre 2008

Le monde tel qu'il va

Le pape a pollué Paris. Bashung a réveillé les Rouges. Edvige s'est sepukku-poké. Dany voit vert, comme d'hab. Cécilia trouve Dubaï un peu cher. Le fils Sarko renfloue les caisses. Les Russes quittent (un peu) la Georgie. Obama fait ce qu'il peut. Quel monde. Quel monde. Quel monde. Que faire d'autre sinon lire/relire Zone de Mathias Enard? Guetter le Rome, regards, de Rolf Dieter Brinkman, que publie très bientôt Quidam? Le Pen ne veut pas prendre sa retraite, ça tombe bien, nous non plus. L'argent est roi. Cou coupé. Les méduses sont sexy. Angot a écrit un livre, elle aurait pu en écrire deux, ne nous plaignons pas. Quel monde. Personne "ne" "lit" Pynchon". Et comme si ça ne suffisait pas, il pleut des pêches de diamant. Dees cerises qui rosissaient ou grossissaient quand des doigts s'en emparaient. La pluie ou la rosée. Lisez Fabrice Colin. Lisez Thelonious Monk. Just do it. Be Fric-Frac.

vendredi 12 septembre 2008

L'escroc et l'illisible

Heureusement que les critiques sont là pour remettre les pendules à l'heure. Ainsi, dans Marianne, un article de deux pages vient nous ouvrir les yeux: l'ouvrage de Vollmann – Pourquoi êtes-vous pauvres? – est, ni plus ni moins, "l'escroquerie de cette rentrée"! On y apprend que Vollmann fait preuve d'une "condescendance rétrograde", d' "indifférence", de "haine contenue" envers les pauvres. Il y est question de son "pragmatisme de pacotille", de son "post-tiers-mondisme", de ses "généralité douteuses", d'un "enchaînement d'aberrations", bref, de "terrible gâchis". Que répondre à ces "critiques" qui, finalement, relèvent plutôt de l'insulte que de la fine analyse? Que répondre à l'accusation de "relents de chronique coloniale"? L'indépendance de ton de Vollmann, sa puissance d'empathie, son humanité et ses connaissances sont sans cesse démontrées dans tous ses livres. Pourquoi une telle mauvaise foi, alors, dans cet article? Oh, la réponse est très simple: Vollmann nuance, il ne condamne jamais, il doute, il met en perspective. Il ironise, aussi, car la pitié n'est pas son arme. On ne trouvera jamais chez lui ce fiel que déverse avec une haine nullement contenue l'auteur de l'article. On a bien sûr le droit de critiquer la démarche de Vollmann et ses analyses, mais la peur de l'islamisme justifie-t-elle qu'on vomisse ainsi sur un écrivain qui, pourtant, ne saurait être soupçonnable de prôner le colonialisme? Il est grave de parler de "nausée" à la lecture d'un livre. Heureusement qu'il s'agit là d'un phénomène physiologique que ne procure jamais la presse…

Enfin, cerise sur le gâteau, un article paru dans Le Point nous informe que le roman de Thomas Pynchon, Contre-jour, "même s'il est largement acheté rumeur aidant, ne sera probablement lu que par l'auteur lui-même, son […] traducteur, Claro, et une poignée d'inconditionnels". D'où jaillit cette prescience? Nous ne le saurons jamais. En tout cas, l'auteur de l'article affirme s'être imposé la lecture intégrale du roman, c'est donc avec plaisir que nous l'acceptons dans ce cercle riquiqui de happy few. Le cercle de ceux qui lisent et aiment "des écrivains pour personne", qui lisent et aiment "des livres qu'on ne lit pas, mais dont on parle".

Résumons: Vollmann est un escroc à la solde du colonialisme et Pynchon a écrit un livre lourd et long. Je schématise, bien sûr, mais peut-être qu'ainsi on me proposera des piges dans un journal…


mardi 2 septembre 2008

Iliade longtemps

Zone est un livre qu'ausssitôt on aime, dont on tombe amoureux comme d'une fille qui vous offre la braise de sa cigarette en guise de lèvres, et vous gifle au ralenti plutôt que de vous inviter à l'inique visite de ses entrailles. Car la vie est injuste. Le monde est une farce. Et l'histoire n'est que concentrations de camps et tirs embusqués. Les bourreaux s'avouent victimes et les victimes postulent à la charge de bourreaux. Nous ne serons jamais que les sinistres snipers de nos destins. Mathias Enard, avec ce quatrième livre, retend les cordes et largue les amarres. Il arme sa phrase, doigt sur le pontet, et vise la cible qu'est notre mémoire aveugle et sourde, il dit ce que notre cœur ferroviaire, entre Milan et Rome, pourrait dire si nous savions ce que, de l'Illiade à Joyce, des charniers de Carthage aux massacres balkaniques, nous pourrions chanter et pleure, nos cendres dans nos cheveux et nos griffes sur le sol insaisissable de l'Histoire. "tout est plus difficile à l'âge d'homme": ainsi commence un des cent meilleurs romans du siècle: un règlement de comptes avec l'insolvavble vérité trahie du vingtième siècle.

Le train démarre, un homme somnole dans le cauchemar de Dédalus, il vit et revit les amours saignées et les amitiés enfouies, son périple doit l'échouer à Rome pour livre au saint pontife ou ses démons le registre entier des crimes que l'humanité ne s'excuse pas d'avoir commis. 5OO pages comme autant de kilomètres entre Milan le rapace et Rome la déchue. 500 pages où un certain espion s'espionne le cœur et l'âme, à l'ombre mâle et sublime des chants homériques.

Qui est cet homme, qui traverse l'Histoire, la campagne italienne, les lits défaits des amours chues, les rêves brisés de ses contemporains? Il a trahi la trahison et confié l'aveu aux nuits muettes. Il pleure quand nous réfléchissons et tue quand nous hésitons. Il est la conscience effritée de cette vaste ébullition qui a pour nom Europe mais qui s'est jouée entre les lèvres distendues de la Méditerranée. D'une phrase d'une seule, Mathias Enard raconte non le cheminement d'un égaré, non l'odyssée d'un simple "mouchard international" ou d'un improbable "rejeton d'Arès", mais – à coups de salves, d'incises, d'incisions, de décisions – la ligne tremblée et flottante d'une existence vouée aux crimes indispensables. Lumière, ombre, beauté, silence: la voix qui prend le lecteur à la gorge et par les couilles sait d'où elle vient et où elle va. Sarajevo et Auschwitz sont notre hier et voisin — qu'en avons-nous cru que Troie était tombée? quand Cervantès a-t-il failli perdre plus que la main? Pourquoi oublions-nous? Mathias Enard n'oublie rien, ni les Palestiniens de Genet ni les campagnes de Bonaparte. En aède rude et bacchique, il trace les errances de toux ceux qui, à l'heure de choisir, décident malgré eux, et font l'histoire. Dire ce que ce livre est un chant est une évidence. Il en est vingt-quatre. Non en seul hommage à Homère. Mais aux heures du jour qui font que le Temps est peut-être un jour éternellement recommencé. Et si Zone est nietzschéen, il l'est dans l'amour, dans la folie, dans la négation.

Un homme prend un train, ou une décision, une femme – mais ce qu'il prend il le prend avec son corps, l'archéologie fastidieuse et pourrissante et sublime de sa mémoire. Il n'a oublié ni les caresses ni les coups. Enard nous donne : il nous donne tout. Les cris des porcs qu'il faut égorger pour bouffer, des villes qu'on rase, des lettres qu'on n'écrit pas, des mots qu'on perd au pied du lit. Sa prose, qui s'est nourrie et ravie de Cendrars, d'Appolinaire, qui est le cou coupé de la littérature telle qu'elle née à l'aube des charniers des guerres, est une prose qui nous parle aussi de Burroughs, de Genet – parce que les crimes qui sont commis dans ces pages sont, avec autant de gloire défunte, décrits, narrés, vécus, fourgués.

Zone est le train que nous n'aurions pas dû prendre. Le périple que nous aurions préféré ne pas entreprendre. Parce que nous sommes lâches et que, très rarement, la littérature ose dire et ausculter et épouser les drames sans pour autant les négocier à l'aune de la conscience. On parle souvent du rapport des écrivains au réel. Avec Enard, la chose est claire et entendue: toute sa prose le dit: quand Cervantès manque périr à Lépante (et n'y perd que la pogne), c'est notre faculté à rapporter qui tremble et faillit. Qui fait l'histoire Qui s'érige Tribunal? Qui libère les Camps? Enard se méfie des majuscules comme de la prédestination. Il préfère les corps amoureux enroulés dans les tapis, les émois moirés au ciel inversé de Venise, les trouilles flanquées au froc. Il nous dit le soldat qui rampe et l'amant qui mouille.

Zone est un grand livre, non parce qu'il nous parle de ce que l'Europe n'a pas su faire, non par ce qu'il nous conte, fragmentairement et minutieusement, ce qui fut fait et défait entre Gibraltar et Suez, mais parce qu'il initie un phrasé à la fois merveilleux et désespéré. Lire Enard c'est partir, c'est mourir, c'est revivre – c'est, avec lui, écrire le temps retrouvé, perdu. Un écrivain ne juge pas. Il libère tout: toutes les puissances: les siennes, celles de l'histoire, de la géographie. Et surtout il fait ce que fait Enard: il se noie dans la beauté de l'aveu et du mentir-vrai. Il nous rend à notre éternelle attente.

Que celui qui n'a pas lu Zone me jette la première et la dernière pierre.


L'arc en ciel de la légèreté


"Longue et mince, [la corniche] épouse la côte tout autant qu'elle contient la ville, en ceinture les excès, congestionnée aux heures de pointe, fluide la nuit – et lumineuse alors, son tracé fluorescent sinue dans les focales des satellites placés en orbite dans la stratosphère. Elle joue comme un seuil magnétique à la marge du continent, zone de contact et non frontière, puisqu'on la sait poreuse, percée de passages et d'escaliers qui montent vers les vieux quartiers, ou descendent sur les rochers. L'observant, on pense à un front déployé que la vie affecte de tous côtés, une ligne de fuite, planétaire, sans extrémités: on y est toujours a milieu de quelque chose, en plein dedans. C'est là que ça se passe et c'est là que nous sommes."

Ainsi commence le nouveau roman de Maylis de Kérangal, Corniche Kennedy: par une définition proprement deleuzienne, et qui sert de rampe de lancement à la lecture. Il est question d'une meute d'adolescents qui a élu ses quartiers sur une corniche, au bord de la Méditérranée. Il est surtout question d'une forme d'émancipation par l'anti-gravité, puisque nos trublions cherchent à se déprendre du monde en sautant de trois plongeoirs, situés à trois hauteurs différentes, avec un échelonnement des risques croissant. Le premier promontoire d'où ils sautent: 3 mètres. Le deuxième: sept mètres (ils le surnomment le Just Do It – slogan de Nike, qui est aussi divinité ailée…). Le troisième, le plus dangereux, s'appelle le Face To Face: 12 mètres. On songe à des rites d'initiation, bien sûr, mais Maylis de Kérangal détourne ce qui pourrait être une simple typologie des modes de passage à l'âge adulte pour nous livrer une véritable poétique du saut (on pense beaucoup aux sauts photographiés par Lartigue), une géométrie de l'envol et de la chute, qui permet à nos Icares zonards de se glisser entre ciel et mer, enre vie et mort, non pour se trouver, mais pour se dissoudre dans la pure vélocité. C'est aussi le risque du récit, sa plendeur: à tout moment, tout peut être suspendu, arrêt sur image, dissolution… tant ces "élancements" des corps semblent vouloir s'arracher au récit, afin de signer dans le ciel quelque mot d'ordre de devenir-imperceptible – passages magiques, passages hypnotiques du roman où l'écriture fait fusionner mystique de l'envol et fureur de la gravité, où le corps mué en projectile s'essaie à des postures, tente des vitesses autres. On pense parfois à Olivier Cadiot, en moins mécanique, en plus fluide : Maylis de Kérangal a un phrasé tout en ricochets, tantôt cascadant tantôt météorique, elle laisse ses paragraphes palpiter sous des afflux d'électrons avec une maîtrise et une simplicité qui forcent le respect. Fantaisie éthéréenne, éloge des naïades, micro-bildungsroman où ça tchache à tout va, mais aussi vrai-faux polar, Corniche Kennedy tire son charme immense de sa victoire sur la gravité. "Il s'est placé dans le flux de sa lumière, et l'accompagne, intelligent, puisque c'est l'heure, après tout, heure pyromane, nuit / jour, nuit / jour, tic tac, tic tac, cliquètement du monde terrestre, dominos, tout cela est affaire de course orbitale, rien de plus régulier." Il est rare qu'un écrivain tutoie ainsi le vertige… et nous emmène, consentants, ni plus ni moins "vers la grâce". L'Etat est un monstre froid, mais les lascars de De Kérangal lui résistent en devenant ludions, marsouins, poings cognés contre la tôle des eaux. Géométrie de l'émotion, rafales des gestes: le lecteur vacille sur le triple promontoir, ébloui.

lundi 1 septembre 2008

Bordel flottant


Des néons sous la mer – premier roman du dextre Frédéric Ciriez – ne se contente pas d'être le premier roman à décrire superbement une partie de baby-foot. Telle une bonne fée marraine légèrement perverse, et n'ayant pas de potiron sous la baguette, ilréussit l'exploit de changer en sous-marin en maison close et ce qui aurait pu être un essai "fake" en boîte noire des pulsions vénales. Et comme si ça ne suffisait pas, Ciriez se paie quelques échappées belles, de vrombissantes lignes de fuite dans la cambrousse paimpolaise. En rusé wizard, Ciriez adopte d'emblée un ton d'une élégante éloquence, afin de mieux nous leurrer dans son submersible: "L'éblouissante arrivée dans l'entrée du chenal de Paimpol, de jour, par beau temps, en voilier ou en caboteur, rappelle quant à elle la sérénité grandiose de la pleine mer qui baigne les îlots de certains archipels grecs." Lecteur, te voilà discrètement prévenu: gare aux sirènes! Car très vite l'auteur nous ouvre des portes, nous donne à entendre des voix, par le truchement du préposé au vestiaire de ce U-boat lupanar; le livre, alors, largue les amarres, de petits destins décochent de brefs éclairs, le narrateur file des fugues ("il y a du vent et de la grippe injectés dans les veines de l'air"…!), une chromologie s'égrène, faisant fi du symbolisme… Objet composite, qui n'a pas peur des grands écarts (on peut passer du marketing des corps au suicide de Patrick Dewaere), Des néons sous la mer se permet tout ou presque: le poète en conseillera la lecture à sa catin.