mardi 9 avril 2024

Ourler d'un noir moins profond: redécouverte d'Arseguel


Comment ne pas saluer ici le travail des éditions Mettray qui viennent de publier le premier volume des œuvres de Gérard Arseguel (1938-2020) ? Un auteur discret, qui, à part en ce qui concerne son premier livre, Décharges (éd. Bourgois) et Portrait du cœur sous les nuages (Flammarion, Poésie), n'aura publié que chez des éditeurs discrets, encourant ainsi le risque de passer sous les radars de notre curiosité bien souvent trop volatile. Pourtant, à le lire (ou le relire), on est frappé par la puissance fractale de sa prosodie, capable à la fois de développements syntaxiques dignes de Breton et de foudroiements, de concassages rappelant Artaud. Le fait est qu'Arseguel a plusieurs langues, plusieurs régimes de langue, qu'il n'hésite pas à machiner. 

Publié, on l'a dit, la première fois par Bourgois, sous la houlette d'Alain Coulange, poète lui aussi un peu oublié, avec lequel il partage cette appétence pour le texte délivré de ses sources (il suffit de lire La mort toute et Comme un cadavre malmené, par exemple, deux titres de Coulange parus chez Flammarion deux et trois ans après Décharge, pour sentir la sympathie qui rapproche leurs œuvres), Décharges joue sur plusieurs tableaux, non seulement ceux de Tapiès, mais ceux, disparus, d'un texte qu'il s'impose de recommencer, texte qu'on lui aurait volé et qu'il tente de ressusciter par un nouveau geste d'écriture. Et si c'est fragmenté que réapparaît ce texte, c'est aussi, et surtout, du fait de l'intérêt que porte Arseguel au fragment, au débris, au déchet, à tout ce qui, morcelé, refuse de raviver un tout falsifié.

Ce goût, ou plutôt cet impératif du fractionnement, autorise les décrochements, et permet d'alterner les longues séquences réflexives (ou descriptives) et les éclaboussures verbales. Soit:

"De cette écriture appliquée et presque morte ou bien seulement lasse et lisse, qui a besoin de mouvements mais circonspects et cérémonieux, de crochets, de parenthèses parce qu'elle ne saisit plus rien que la labilité de tout […]"

Soit:

"plié dans la minceur schisteuse / d'une poussière / couché dans le sarcophage d'une / ombre / voix blanche / dé / composée"

C'est qu'Arseguel travaille en chiffonnier, et du crochet de sa langue arrache au réel des tessons, des bribes, tout ce qui, quoique cassé, accroche encore l'œil. Ainsi, l'intime, le souvenir, les proches peuvent, à leur façon décousue, passer dans les textes tels des fétiches en partie effacés par le temps. D'où un fil rouge et poignant qui traverse ces textes divers, tous travaillés par une parole menacée:

"Parler n'est donc pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée." (in Ce que parler veut dire)

Avec ce premier volume de plus de cinq cent cinquante pages, on peut désormais traverser l'archipel-Arseguel, qui aurait toute sa place dans un panthéon barbare aux côté de Mathieu Bénézet et d'Onuma Nemon.

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Gérard Arseguel, Œuvres 1957-1987, METTRAY éditions, 30€

mercredi 3 avril 2024

Retourner les morts: Marczewski en état de grâce


Quand Cécile
, de Philippe Marczewski, aurait pu s'appeler À coté de Cécile, puisque le narrateur oscille tout au long du livre entre deux pôles en apparence contradictoires: d'une part, il sent que, du vivant de cette femme, il est passé à côté d'elle, n'a fait sans doute que la côtoyer, n'appréhendant qu'imparfaitement sa forme, n'osant pas ou ne parvenant pas à une connaissance des gouffres de Cécile; mais la mort de Cécile va le contraindre – l'inviter? – à d'abord côtoyer son souvenir, puis son fantôme, ou son double. A la suivre, autrement dit à devenir le disciple fiévreux d'une figure quasi nervalienne, fantôme lui-même, asservi à des souvenirs imparfaits, prisonnier d'une quête impossible, comme s'il n'avait d'autre choix que de franchir des portes de corne et d'ivoire pour, au mépris du deuil, approcher le soleil noir de la disparition.

Quand Cécile s'intitule ainsi car ce sont les deux premiers mots du texte, un texte composé, au sens musical, de phrases que seules scandent des virgules – le point final n'ayant droit d'imposer sa loi qu'à la toute fin. Il est donc question d'une jeune femme, Cécile, fréquentée au temps de la jeunesse folle, puis perdue de vue, et dont la mémoire est ravivée par sa mort brutale. Le sentiment de perte que sa mort inflige au narrateur va pousser ce dernier à devenir une sorte d'Orphée insensé, un Orphée qui ne sait que se retourner, ne veut que se retourner. Il lui faut retrouver Cécile, que ce soit dans le brouillard des souvenirs ou l'illusion de retrouvailles, illusion que va nourrir sa vision d'une femme ressemblant en tous points à Cécile. J'ai dit Orphée, mais on pense évidemment au Scottie de Hitchcock, qui dans Vertigo se raccroche à une ressemblance pour survivre à la perte de l'être aimé, même si l'auteur se défend d'avoir eu ce modèle en tête pendant l'écriture du livre.

La beauté poignante et incandescente de ce livre, qui semble flotter loin de ses congénères telle une comète hagarde refusant d'imploser, est sensible à chaque page, qu'il s'agisse de la tentative de reconstitution de la figure réelle de Cécile ou des efforts pour l'imaginer encore vivante. Ici, le déni, le refus du deuil – un refus qui est peut-être, à sa façon fantasmatique, le plus bel hommage d'un vivant à un être disparu – se traduit par une dérive élégiaque, une farouche mélopée, où ce qui est pleuré n'est autre que l'infini des possibles lié à chaque être:

"[…] à vingt-sept ans rien n'a vraiment commencé, la plupart du temps on balbutie, qui sait ce que Cécile aurait fait de sa vie, les mille chemins qui s'ouvraient à elle ? avec le temps il en viendra à penser que, si la mort de Cécile avait mis un terme à sa vie, elle avait aussi mis fin à toutes ses vies possibles, ainsi la mort de Cécile n'était pas une seule mort mais mille morts, mille morts valant pour mille vies vécues, rien ou presque n'aurait été impossible, et il imagine souvent les vies de Cécile comme des albums de photographies jamais développées […]"

Loin d'être un livre sombre et malgré l'ombre douloureuse qui irrigue ce lamento, Quand Cécile est peut-être, à sa façon têtue, rebelle, folle, un livre de résistance, et surtout la résistance d'un livre, la nécessité de sa parade face aux coups de poing de l'oubli. Etymologiquement, on suppose que le prénom Cécile vient de Caecilius, du nom d'une sainte, Caecula, lui-même dérivé de son diminutif, caeculus, qui signifie myope, voire aveugle. Or c'est précisément contre l'insupportable cécité des morts que se dresse le narrateur, et l'écrivain, qui par son regard, devenu phrasé, s'obstine à vouloir rendre visible l'invisible, à faire réapparaitre ce qui a disparu.

Quand Cécile, loin d'accumuler les phrases, les enchaîne, au sens littéral, en un fascinant travail de tissage, en accord avec le labeur même de la mémoire:

"[…] il se dit qu'il faudra être très prudent et à tout prix faire en sorte qu'elle ne se rende pas compte de la filature et comme il attend sur le banc en face de l'immeuble il se dit qu'il est étrange que le mot filature désigne à la fois l'acte de suivre quelqu'un comme il s'apprête à le faire et celui de la transformation des fibres en fil, c'est pourtant bien ce que je fais se dit-il, je cherche à refaire de quelques fibres éparses le fil d'une existence, un fil solide qu'aucun avion n'aurait pu rompre dans sa chute, aucun feu consumer, un fil que rien n'aurait usé prématurément, qu'il suffirait alors de tirer pour que Cécile sorte de sa cachette et existe à nouveau […]

Si l'oubli absolu est bel et bien un risque, comme le souligne Blanchot en exergue, alors le livre de Marczewski a pris ce risque et l'a retourné magnifiquement, relevant ainsi cet impossible défi: retourner les morts pour relancer la donne fragile du vif.

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Philippe Marczewski, Quand Cécile, éditions du Seuil, 17,50€


vendredi 29 mars 2024

Rimbaud-photo


Une photo inédite de Rimbaud? Shazam ! Nous voilà aussitôt pris entre divers sentiments: la surprise, ou l'étonnement, ou la joie, voire l'indifférence, mais aussi le doute (est-ce bien lui? comment s'en assurer?). Faut-il y croire ou ne pas y croire? On le voit bien, c'est une pure question de foi. Nous sommes tellement habitués aux photos, et au fait qu'elles ne disent pas forcément la vérité mais semblent néanmoins la proclamer, qu'il nous est impossible, voire inutile, d'aller au-delà des apparences. A quoi bon traverser la surface de cette photo? Il nous suffit de décréter que oui, c'est bien Rimbaud que nous voyons, puisque nous ne connaissons qu'à peine son visage, à travers d'imprécises photos et la peinture. Comme pour Lautréamont, nous sommes depuis longtemps frustrés de sa personne, pour la bonne raison que la photo existe à leur époque (on n'est pas frustrés de ne pas connaître le vrai visage de Homère). Nous avons l'œuvre et il nous manque l'homme, l'homme concret. Qu'importe alors que cette photo nouvellement découverte soit celle de Rimbaud ou de quelqu'un lui ressemblant, comme on a pu le lire. Qu'est-ce que ressembler à quelqu'un dont on ignore quasiment le visage? Et si l'on finit par prouver que c'est bien lui, Rimbaud, qu'est-ce que ça changera? Si l'on apprend que ce n'est pas lui, qu'est-ce que ça changera, là encore? 

En fait, l'apparition de cette photo relève essentiellement de… l'apparition. Près d'un siècle et demi après la disparition de la réalité-Rimbaud, seul un fantôme peut encore endosser sa forme. Car nous savons très bien que si demain nous découvrions un album contenant mille photos de Rimbaud, nous ne serions pas plus proches de lui. Mais une apparition, elle, non seulement fait appel à la foi mais relève également du miracle. Ce qui nous fascine dans le surgissement de cette image lointaine, c'est son caractère improbable, donc miraculeux. Comme si le poète lui-même avait traversé les décennies pour venir faire signe? Mais signe de quoi? Qu'il avait bel et bien forme humaine, visage humain? Là encore, on comprend que la quasi absence de représentation opère comme une forme de "défiguration". La sur-médiatisation des visages des écrivains depuis l'invention de la photo ont rendue encore plus frustrante cette sensation de défiguration. Nous avions l'ange mais il nous manquait sa gueule.

Le je-Rimbaud de la photo est-il un autre? La faute au violon si jamais il fût bois.


mardi 26 mars 2024

Sisyphe ou rien




Il se trouve que j'ai publié, en tant qu'éditeur des éditions Inculte, un texte de Donatien Leroy, intitulé Sisyphe. Un geste simple, pour mettre en lumière un texte qui me semble mériter plus qu'une attention, un texte qui pour aller dans le sens d'une éprouvante radicalité, me semble pour une fois avoir sa place dans le fragile panthéon des textes qui agitent la langue et dévient nos façons de lire, un texte qui trouble, dérange, déplace. Ce qu'est censée faire la littérature. Ce qu'a fait, en mon sens, le magnifique Musée Marilyn, d'Anne Savelli.

Et alors, me direz-vous? ? Ne sommes-nous pas abreuvés de livres supposés faire bouger les lignes? Non. Depuis des années, plus rien ne se passe qui nous bouleverse. De très bons livres apparaissent, puis disparaissent, et seule la poésie semble avoir repris le défi de la langue déprise. Nous avons soif d'ouvrages bouleversants. De livres qui telles des briques laissent un semblant d'empreintes sur le fragile ciment de nos vies. Sisyphe, je crois, fais partie de ces livres qui prend tous les risques à notre place.

Il ne plaira forcément à tout le monde. Il est aride et rude comme nos vies au lever du jour, mais explose lentement au fil des sept jours qu'il ose décompter. Il a l'air de chier notre quotidien, brosse à dents après sortie de poubelle, mas le sujet est vite celui de la mort d'un père qui bouleverse l'intime calendrier d'un être – et quand vous le lirez, une fois passée la sensation d'être l'éternel vous-même de votre agenda, vous vivrez l'errance absolue d'un fils amputé de père  —

Libraire, lecteur, critique: bouge, enfin bouge! Ce livre ne se raconte pas ? Et alors?  Crois-tu que j'ai à cœur de te rendre la vie facile ? Lis. Entre. Pénètre et ressors. Tant de livres vivent sans toi. Celui-ci  a besoin de toi, car nous voilà rendus en des temps où la littérature isolée immense inflexible attend de toi autre chose qu'un simple coup de cœur. 

L'écrivain est-il un intermittent comme les autres ?

© Voutch

Certaines voix se sont élevées pour demander à ce que le statut d'auteur bénéficie des mêmes avantages que les intermittents du spectacle, et ma foi, pouvoir bénéficier d'un congé maladie, d'un congé maternité ou paternité, d'un chômage d'un an et demi, etc., cela peut faire rêver. Mais comment s'y prendre? Imaginez la personne de Pôle Emploi – pardon, de France Travail – vous passer un petit coup de fil. Imaginez juste.




– Bonjour. Je voulais faire avec vous un petit bilan. Où en êtes-vous en matière de recherche d'emploi.

– Eh bien, j'écris en ce moment.

– Super. Combien touchez-vous actuellement pour ce travail?

– Rien. Je ne serai payé que lorsque je rendrai mon manuscrit.

– Combien allez-vous toucher?

– Je sais pas. Deux mille euros max.

– Et quand comptez-vous le rendre?

– Je ne sais pas. Dans cinq mois ou dans dix ans ou jamais.

– Je vois. Que diriez-vous d'une formation?

– Pour faire quoi?

– Nous avons une formation intitulée "Le suicide pour les Nuls."

Autre hypothèse:

– Bonjour. Je voulais faire avec vous un petit bilan. Où en êtes-vous en matière de recherche d'emploi.

– Je n'écris rien. Je suis bloqué.

– Donc vous ne travaillez pas?

– Euh si, mais je suis bloqué.

– Vous êtes bloqué pour combien de temps?

– Je ne sais pas. Cinq mois ou dix ans ou toujours

– Je vois. Que diriez-vous d'une formation?

– Pour faire quoi?

– Nous avons une formation intitulée "La fin de vie pour les Nuls."


Bref. Je pense qu'il ne va pas être facile de fignoler des critères pour les auteurs ayant droit à tous ces droits auxquels ils n'ont pas droit. Un écrivain n'est pas un intermittent. Il est un plein temps abonné à la jachère, au mieux. Et quel rapport entre Claude Simon et l'auteur de "Traiter ses hémorroïdes par le mépris"? Quel rapport entre Laura Vazquez et Thomas Vinau? Entre Bernard Collin et un auteur d'un livre de coaching sur la win-win? Faudra-t-il avoir déjà publié? Avoir du succès de merde? Être plus Minuit que Grasset? Avoir eu des bourses du CNL ou pas? Etre résident systématique ou juste au RSA? Avoir été traduit en coréen pour deux cent cinquante euros ou adapté par Disney?  Combien de livres ? Quels tirages? Quelles ventes? Quel pilon?  Un auteur confirmé à succès aura-t-il le droit au chômage (et pourra-t-il écrire pendant qu'il est au chômage?). Un auteur qui vend peu (la majorité) aura-t-il droit de prendre un congé maladie s'il se foule les deux index? Faut-il avoir eu ou pas le Goncourt? Dois-je prouver que j'écris? Puis-je refiler les factures des dizaines de livres que j'ai achetés pour mener à bien des recherches qui n'ont mené à rien ? 

Personnellement, je veux bien percevoir toutes ces belles et bonnes choses que sont les avantages des intermittents (qui en chient, soyons clairs, et dont le statut est sans cesse menacé), mais que puis-je répondre à à un conseiller france-travail qui aura du mal à comprendre que quand je n'écris pas j'écris quand même? Comment lui expliquer que je veux toucher le chômage pour pouvoir exercer mon métier qui n'en est pas un? Comment lui expliquer que je fais travailler indirectement des milliers de gens mais ne touche qu'1% de ce qu'il me faut plusieurs années pour produire? Comment lui faire comprendre que je ne sais pas à l'avance si je vais pouvoir aller jusqu'au bout de mon livre? Comment lui expliquer que je peux passer dix ans sur un livre qui me rapportera dix euros? Je manque, comment dire, d'arguments. Et faut-il que france-emploi prenne en considération la qualité de ce qu'on écrit? La qualité?!!! Pitié. Autant faire croire qu'on est une star du porno parce qu'on aime quelqu'un.

Je pourrai toujours expliquer à la personne de france-travail que j'ai dû écrire en gros dans ma vie deux milliards de signes (chaque signe tapé au moins dix fois, effacé, retapé) et traduit grosso modo soixante milliards de signes, je doute que ça me donne le droit à deux jours de congé à Aubervilliers sous la pluie un dimanche férié. Pourtant, il faut imaginer un doigt se poser plus de soixante milliards de fois sur une petite touche d'ordinateur pour avoir des frissons, non? Non. Ah bon. Et je passe sous silence ce qui motive la répétition de ce geste, qui ne regarde sûrement par france-travail (bon qu'à ça etc, faut bien croûter.). Vous l'aurez compris, je suis optimiste mais pas au point de penser que la société me doit quoi que ce soit. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai tout investi dans l'achat d'ordinateurs qui m'aident à continuer de n'avoir aucun droit.

Résumons. Voilà, c'est fait. Bonne chance. 

mercredi 28 février 2024

Mačko Dràgàn : un cocktail tout sauf mondain


Partons du principe, sans doute biaisé, qu'on sait ce qu'est la littérature. Rajoutons le fait qu'on a une idée assez précise de ce qu'est et de ce que peut faire un cocktail Molotov. Imaginez maintenant qu'il existe une littérature-molotov. Ça demande évidemment quelques éclaircissements, et c'est à quoi s'emploie Mačko Dràgàn dans son pimpant ouvrage Abrégé de littérature-molotov. Armé de ses goûts et dégoûts, las de la fiction française, déçu par Edouard Louis mais encore sous le choc de The Wire, l'auteur débute son essai en tirant à boulets rouges (ou plutôt noirs, car il est punk à chat, dixit lui-même) sur ses contemporains à plume qui ne songent qu'à vendre et sourire à la caméra (pas faux). On a plutôt envie de le suivre dans ce dézingage en règle, surtout quand il écrit: "La littérature peut ne pas être consensuelle, verbeuse et chiante", d'autant plus que ses prédilections nous sont souvent proches. Et qu'il se paie le luxe de revisiter l'histoire littéraire depuis Dada, bien décidé à dénicher l'instant-T où les forces subversives ont lâché l'affaire, remplacées par des avant-gardes selon lui opportunistes qui, en fait, se sont contentées de remplir le cahier des charges bourgeoises.

N'allez pas croire qu'il s'agit d'un brûlot de plus, des vaines cascades d'un agité du bocal. Mačko Dràgàn sait de quoi il parle et comment en parler. Ses pages sur Walter Benjamin font mouche, et sa vision désenchantée des beatniks n'est pas sans pertinence. S'il suit un chemin bien précis, non sans s'accrocher à un darwinisme discutable, son approche de la pop-culture et du post-moderne, largement appuyée sur le travail de Perry Anderson, remporte l'adhésion. Mais on peine parfois à emboîter le pas boiteux de sa réflexion, qui fait se succéder, comme dans un passage de relais, Dada, les surréalistes, les beats, les post-modernes, les punks (dont le cyberpunk serait l'émanation SF – pas si sûr…), puis… bah, quoi? Perec, auquel il consacre des pages magistrales (l'auteur ne doit pas aimer ce terme, mais comme il nous a prévenus que son livre était issu de deux mémoires de master, ma foi…). Vian avec son Automne à Pékin (là encore on se réjouit de voir cet ouvrage décortiqué aussi finement). Et Queneau, qu'il remet à sa place rare, celle d'un discret dynamiteur.

Après, c'est la désillusion. "La contre-révolution littéraire qui mènera à la prise de pouvoir d'une petite bourgeoisie prétentieuse soutenue par un marketing littéraire intensif commence, selon moi, avec des choses écrites que plus personne ne lit et pompeusement nommées le Nouveau Roman." Choses auxquelles succède une autre arnaque, selon Mačko Dràgàn, à savoir l'aventure Tel Quel. Soit. Pourquoi pas. Mais, comme l'auteur sait consacrer des dizaines de pages éclairées et lumineuses à l'œuvre de Bolaño, ou de Rodrigo Fresan, on est forcé de déplorer qu'il ait jeté le bébé du corpus Nouveau Roman avec l'eau du bain du mouvement Nouveau Roman. Pourquoi ne pas avoir consacré des pages précises aux livres de Claude Simon, Butor, Robbe-Grillet. Certes, il les trouve chiantissimes, mais encore? Qu'il y ait eu effort de marketing de la part de l'auteur des Gommes, personne ne songe à le nier. Mais il reste des livres. La Route des Flandres. Mobile. La Jalousie. Et surtout, en dehors ou proche de ces avant-gardes que l'auteur matraque plaisamment, il y a d'autres livres qui, il me semble, auraient mérité sa plume acide ou aimante. Je pense à Pierre Guyotat. A Mathieu Bénézet. Tarkos. Levé. Annie Le Brun. Yves Pagès. Savitzkaya. Demangeot. Anne Malaprade. La liste est longue si l'on cherche d'autres agents dynamiteurs.



C'était peut-être trop demander, et il faut reconnaître que Mačko Dràgàn sait faire amende honorable et déplorer n'avoir parlé que d'auteurs masculins, et de consacrer, dans la foulée de cet aveu un chapitre plus que nécessaire à toute une littérature, celle, drapeau noir oblige, des "pétroleuses". En vrac, mais à propos : Woolf, Nancy Huston, Alejandra Pizarnik, Monique Wittig, Wendy Delorme, Virginie Despentes, etc. Bref, on suit l'auteur comme on peut, on sourit à ses détestations, ses jugements à l'emporte-pièce, ses coups de grisou, ses envolées, ses retombées. On ne boude pas sa provo, la saveur agit-prop qui irrigue ses chapitres. L'ampleur assez vertigineuse de ses références est un atout majeur. La pertinence de ses oukazes séduit. Sa mauvaise foi possède un charmé indubitable. Ses fouilles transversales sont impressionnantes. Ses angles morts révélateurs.

On l'aura compris: cet "abrégé" n'abrège en rien notre vision de la littérature, bien au contraire, il la réveille, la secoue, la relance sur le terrain nouveau d'autres possibles. Ne le contournez pas.

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Mačko Dràgàn, Abrégé de littérature-molotov, éditions Terre de Feu, 17 €

jeudi 15 février 2024

Ecrire Perec 53 fois: ou comment éblouir l'œil


Il est des éditeurs pour qui la passion ne saurait connaître de frein. C'est ainsi qu'un projet fou est né, un jour, dans l'esprit de Thierry Bodin-Hullin, maître d'œuvre des éditions L'Œil ébloui: Publier 53 livres de 53 pages sur son auteur fétiche, Georges Perec. Pourquoi ce chiffre de 53 ? TBH s'en explique avec malice dans le n°2 de cette "série" en 53 épisodes, qui promet d'être haletante. Quatre premiers titres paraîtront le 7 mars prochain, mais sont en pré-vente sur le site de l'éditeur.

Le 1/53, signé Jacques Bens & Georges Perec – à tout seigneur tout honneur – s'intitule 50 choses qu'il ne faut pas oublier de faire avant de mourir, et reprend un inventaire singulier inauguré à la radio au début des années 1980. Parmi les "choses" (mot ô combien perecquien…) que l'auteur de La vie mode d'emploi souhaite accomplir avant de passer à autre chose de noir, figure, entre autres desiderata, "trouver la solution du cube hongrois", plus connu sous le nom de son inventeur, un certain Rubicks. Ce cube, bien sûr, comporte 54 carrés, preuve s'il en est que 53 est le genre de chiffre qui en veut toujours plus.

Le 2/53, on l'a dit, est une présentation éclatée et ludique du projet de l'éditeur (Trajet Perec): pourquoi, comment, mais pas seulement. On y trouvera une belle lettre écrite à Annie Ernaux, cherchant à la convaincre de monter dans le train ébloui; un parallèle entre une certaine Chartreuse et une balade à dos de ruminant bossu (une ou deux bosses? la chose n'est pas claire, mais on l'a vu, tout se joue à n+1 près).

Le 3/53 est signé François Bon, obsédé textuel d'Espèces d'espaces, qui s'efforce, géographiquement, de faire jouer le texte spatialesque de Perec avec son œuvre, d'occurrences en hiatus. Ça s'intitule L'espace commence ainsi, un titre bien perecquien, au sifflement prometteur.

Le 4/53 émane de l'agence graphique Yokna en charge de ce qu'on appelle un peu lestement "l'habillage" de la collection, mais qui ici prend des allures de fol strip-tease et permet à l'œil, forcément ébloui, de voyager au pays des caractères, en particulier dans la région dite "Permutation" (c'en est le titre). Ornement? Or ne ment.



3 autre titres paraîtront à l'automne:

Une seule lettre vous manque, de Claro (dans lequel je cherche un lien invisible entre traduction et disparition…)

Lier les lieux, élargir l'espace, d'Anne Savelli

Terminus provisoire, d'Antonin Crenn

A raison de 7 titres par an, sachant qu'il y aura 53 titres, combien de temps faudra-t-il à l'éditeur pour accomplir ce passionnant périple? Je ne suis pas doué en calcul, mais ici, seule la lettre importe. Pour ce qui est des chiffres, on compte sur vous, chaque ouvrage coûte 12 euros, un nombre pair qui ne doit pas vous empêcher de compter jusqu'à 53.

mercredi 14 février 2024

Baisse des actions libido à la bourse masculine


Récemment, Le Figaro a publié un article d'une psychologue – Marie-Estelle Dupont – sur la baisse de la libido chez les jeunes. L'article en question est promu via une citation, comme c'est souvent le cas, citation que voici:

"La baisse de la libido confirme l'augmentation des troubles psychologiques dans la population. Les jeunes sont victimes de la méfiance grandissante entre hommes et femmes, véhiculée par des discours néo-féministes qui rabaissent les hommes." (source)

Si les mots ont un sens, les sous-entendus, eux, possèdent une puissance décuplée. Ainsi, les mots suivants: victime, méfiance, véhiculer, rabaisser. Ici ils sont subtilement (bof) pervertis. Chacun de ces mots véhicule (pour le coup) un sens faussement caché. Traduisons. S'il y a victime, c'est qu'il y a coupable – et ici les coupables sont désignés : les discours néo-féministes. Quant au mot "méfiance", il est accolé au syntagme "entre hommes et femmes", comme si alerter la société sur la prédation masculine créait un malaise à double sens: les hommes se méfient des femmes, les femmes se méfient des hommes. Le sous-texte est clair: les hommes se méfient des femmes parce qu'ils craignent qu'elles les accusent d'abus; les femmes se méfient des hommes parce qu'elles craignent qu'ils abusent d'elles. Que les femmes se méfient, ça on commence à le savoir, ouf. Mais que les hommes se méfient, c'est assez intéressant, parce que là, l'autre message caché est : les hommes se méfient de la méfiance des femmes. Autrement dit: Les hommes s'aperçoivent que les femmes font preuve d'une vigilance accrue, ce qui limite leur champ de manœuvre. Et ça c'est pas bon, ça fait débander. Alors qu'on pourrait dire l'inverse: la méfiance des femmes oblige – au sens moral – les hommes à surveiller leurs propres comportements.

Mais ce sont surtout les deux autres termes retenus dans la citation qui font le vrai travail. Véhiculer. Rabaisser. Deux dynamiques distinctes qui se rejoignent afin de suggérer une manœuvre, voire un complot. On présente une conséquence en sous-entendant discrètement qu'elle est un but. Soudain, voilà qu'une parole libérée, une parole qui cherche à analyser, est traduite en entreprise de "rabaissement". Là encore, le message est clair: signaler les diverses formes de domination masculine, c'est "rabaisser" les hommes – étaient-ils donc si haut placés? Le procédé est connu et relève de la synecdoque, cette figure de style consistant à désigner le tout par la partie. Grosso modo: vous accusez Depardieu, Doillon, Jacquot, Corneau, etc., donc vous cherchez à diminuer le pouvoir d'abus dont les hommes ont le privilège. Ce faisant, vous ternissez l'image des hommes. Ergo, ces derniers sont vexés et débandent. Et les femmes, OMG, ont moins envie d'eux. Fiel du féminisme = bide de la libido. Ouch.

Qu'importe si l'article que promeut cette citation cherche à nuancer ce propos. Le message, qui est le médium dans ce qu'il a de plus médiocre, a fait son beau job. Et ce message est, très logiquement, le suivant : pour que la libido revienne, il faut que la confiance se réinstalle, et pour cela il suffit d'empêcher les discours néo-féministes de proliférer. Est-ce de la psychologie? Ce serait rabaisser la psychologie que de le prétendre, et risquerait d'instaurer une méfiance de la population envers les analyses subtiles du Figaro.


lundi 12 février 2024

Blood Simple: simple sens?


On le sait, les résumés d'œuvres, qu'il s'agisse de livres ou de films, sont dangereux – sauf, je suppose si l'œuvre en question est une sculpture (genre: Ce bloc de bronze réalisé par Botero n'est autre qu'une femme heureuse). Oui, les résumés, parce qu'ils sont courts, ont tendance à en dire long, or personne n'a envie de savoir qu'Emma Bovary meurt à la fin. Mais le pire, ce sont les "avis", le commentaire qui accompagne l'œuvre. Ayant revu avec plaisir Blood simple, le premier film de Joel Coen (1984), disponible sur l'excellente plateforme Mubi, quelle ne fut pas notre surprise, à Marion et moi, en lisant l'appréciation qui introduisait ce film avec l'élégance d'un thermomètre se trompant d'orifice.

Mais d'abord, de quoi est-il question dans le film du frère Coen? (Attention spoilers!!) Une femme quitte son mari abusif pour un type pas très futé; le mari trompé commandite l'assassinat des amants; le privé chargé de la sale besogne préfère tuer le mari et empocher l'argent. L'amant croit que c'est la femme qui a tué le mari, lequel mari n'est pas tout à fait mort et doit donc être achevé (par l'amant). Le privé décide de tuer les amants pour éviter les indiscrétions. Il réussit à tuer l'amant mais la femme le tue. Vous avez suivi? L'intrigue est retorse à souhait, quoique bien ficelée, et certains plans valent le détour, comme la dernière vision qu'a le privé avant de mourir, à savoir le dessous d'un lavabo, d'où perle une goutte, ultime instance de vie organique qui lui est donnée de contempler.

Revenons au départ, à cet "avis" que donne le site Mubi. Le voici:

Entre horreur et film noir, le premier film des frères Coen a marqué le début de leur fascination pour les personnages au destin sinistre. Dans ce film surréaliste et imprévisible, avec Frances McDormand dans le rôle d’une femme provoquant le malheur, les erreurs de communication sont meurtrières.

Outre le fait que le film n'a rien de "surréaliste", sauf à penser qu'André Breton fait un caméo discret, déguisé en bouteille de tequila, on notera la façon dont est qualifiée l'héroïne : une femme "provoquant le malheur". Est-il besoin de commenter le choix de ce verbe: provoquer? A lui seul, il résume – puisqu'il est question ici de résumé – une certaine conception de la femme. Cette dernière provoque, au double sens du terme: elle est provocante / elle est cause de malheurs. De là dire que ces deux choses sont équivalentes, il n'y a qu'un pas, ou plutôt qu'un trébuchement. Etymologiquement, "provoquer" signifie "inciter à une action violente". Pas la peine d'être sourcier (ou sorcier) pour entendre le sous-texte, euh, pardon, le sur-texte: "elle l'a bien cherché"…

Alors qu'il aurait été plus simple de résumer ainsi Blood Simple: "Trois crétins – un mari violent et lâche, un amant benêt et lâche, un privé cupide et violent – cherchent à se débarrasser d'une femme, mais celle-ci, après avoir été harcelée par le mari, insultée par l'amant, menacée par le privé, échappe à leur violence, leur lâcheté, leur cupidité et leur crétinerie." Je ne suis pas sûr de me faire embaucher par Mubi pour rédiger des "avis", mais mon résumé me semble un peu moins tendancieux. En revanche, l'auteur de cet avis a raison sur un point: "les erreurs de communication sont meurtrières"…

vendredi 9 février 2024

Rapatriement, d'Ève Guerra – ou la vie disloquée


J'avais déjà évoqué le travail d'Ève Guerra, l'an dernier, à l'occasion de la parution de son recueil, Corps profonds (Le Réalgar). Rapatriement, son premier roman, qui vient de paraître aux éditions Grasset, aurait pu tout aussi bien s'intituler Dislocation, tant ce qu'il donne à lire, mais surtout à entendre, relève d'une séparation violente, advenue à plusieurs niveaux. Dis-location: deux lieux (France et Congo), deux parents (la mère partie, le père mort), deux vies (l'enfance, l'âge adulte).

Le corps, lui aussi, est comme démembré par les événements – "et mes mains sur les dictionnaires, qui tournent les pages comme le paysage, sortent d'une pièce pour rejoindre l'autre" ; "je dépose mes deux mains sur son bras pour le retenir"; "mon sac à mes pieds, mes pieds sur le trottoir" –, le corps a sa vie propre, la tête pense indépendamment du monde, et tout désormais est en proie à des forces dévastatrices. Le père est mort, mais sans qu'on sache exactement les circonstances de sa mort, et sans qu'on puisse rapatrier son corps: comme si, d'emblée, la séparation vécue par Annabelle, le personnage principal, se répercutait en tous lieux et à tous moments, en toutes instances et jusque dans les pensées et les gestes.

Pour dire la rupture, et la quête impossible de suture, Ève Guerra a conçu une langue précisément disloquée, mais il serait trop facile de voir dans cette adéquation entre style et propos une affaire de mimétisme. Rien de mécanique, en effet, dans la dislocation discrète mais tenace que l'auteure fait subir à ses phrases. En se rompant et s'éparpillant, en se détachant, les morceaux de phrase acquièrent une énergie singulière, le verbe s'abstenant quand l'acte manque, l'ordre syntaxique comme carambolé, afin que le sens devienne plus acéré: "Et la folie de mon père a éclaté / que je connaissais déjà et duré / les six mois de notre disparition à Mounana". C'est un roman, et les rejets ou renvois cherchent moins à faire acte de poésie qu'à éprouver la résistance du récit. La cadence, elle, hoquète quand le souvenir devient trop cuisant:

"maman le cœur petit mais rond, traverse le tissu, heurte les épaules, les jambes écartées parfois quand elle s'assied, laisse tomber sa robe jusqu'aux bras de petits garçons suspendus à sa gorge, maman le soutien-gorge rouge, maman ses dix-neufs ans et déjà si vieille de maquillage, maman le front rebondi."

"Déjà si vieille de maquillage": ce type d'énoncé n'a rien d'une trouvaille, c'est au contraire la fulgurance d'une perception qui trouve là une façon unique de s'exprimer. Et c'est tout le mérite de ce livre plein de colère, de bonds sur le côté, de gestes renversants, de phrases crachées, que de sans cesse brouiller les registres. 

"C'était le dimanche toujours au-dessus des bols, le chocolat chaud, la fumée en spirale que je chasse, comme les boucles de mon visage": le temps ici est indissociable de la matière et de ce qu'elle libère. Il y a dans Rapatriement une violence synesthétique impeccable, qui permet d'appréhender le sentiment de perdition dans toute sa diversité. Mais aussi: une affirmation de soi, fêlures comprises:

"J'avais vingt et un ans et un front sourcilleux, je marchais en avant du monde les bras chargés de rêves. J'avais des idées fixes, et le lendemain j'en changeais ; mon père me suivait, se pressait pour ouvrir les portières de la voiture, et je n'envisageais pas autrement l'existence. // J'étais au seuil de moi-même, du moins je le pensais, la bouche remplie d'espérances et un front d'orgueil. J'avais réussi par je ne sais quel tour de force à soumettre le monde et mon père."

Telle une tragédie grecque, Rapatriement bouscule la langue autant que le lecteur sans jamais égarer; l'effondrement décrit devient au fil des pages le seuil d'une renaissance. La chose est suffisamment rare pour être signalée, et saluée.

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Rapatriement, d'Ève Guerra, Grasset, 19,50€



vendredi 2 février 2024

Atlas du désastre imminent

Ces derniers temps, on peut dire que nous aurons été gâtés. Les mois qui précèdent ont été riches en événements littéraires. De belles surprises, en vérité. Vous voyez de quoi je veux parler? De qui? Oh, vous avez sûrement une idée. Mais afin de ne pas vous mener en bateau plus longtemps, je me permettrai de préciser que je ne fais pas allusion à des remous – plutôt à des émois. Songez-y seulement: il y a deux ans, on a enfin vu paraître, traduits par Sabine Huyn, des poèmes d'Anne Sexton (Tu vis ou tu meurs, éd. des Femmes); puis, plus récemment, a débarqué l'énorme Horcynus Orca, de Stefano d'Arrigo (éd. Le Nouvel Attila), traduit par Antonio Werli et Monique Baccelli. Sexton est morte en 1974; d'Arrigo en 1992. Il faut parfois des décennies pour qu'une œuvre fende les frontières. Or voilà qu'une très longue "lettre" nous parvient enfin. Je veux parler de Lettre à un ami imaginaire, du poète Thomas McGrath. Ce dernier a travaillé trente ans à ce long poème, qui n'a paru dans son entier qu'après sa mort, en 1997, sept ans après sa mort. Enfin traduit en français, par Vincent Dussol, il a paru à la mi-décembre 2023 aux éditions Grèges, qui nous avaient déjà donné en 2007 le magnifique Poème californien d'Eleni Sikelianos.


Thomas McGrath est à la fois mal connu et mal apprécié, sans doute en raison de ses affinités communistes qui lui valurent les foudres du Comité Parlementaire des Activités Anti-américaines au début des années 1950.  Pourtant, il semble continuer le mouvement du "long poème" initié par Walt Whitman, réinventé par William Carlos Williams, exacerbé par Allen Ginsberg, explosé par Anne Waldmann, réenchanté par Eleni Sikelianos. Sur près de quatre cents pages, McGrath se fait le chantre kaléidoscopique de sa trajectoire américaine, au fil d'une rhapsodie à la fois généalogique, politique, écologique, où l'Histoire, le paysage, l'anecdote, les convictions, les détresses, la solitude, la force d'agir mènent une danse tour à tour fiévreuse et têtue. Le vers selon McGrath n'est métré que par un souffle soumis à des élans et des saccades, il oscille sans cesse entre un désir de narration et la nécessité de commenter, entre mémoire et constat, épiphanies et révolutions. Ici, le souvenir est une potion magique, garante d'une enfance perdue que le poème réactive par éclats; ici, la foi en la résistance est comme un autre paysage secret. Si la vie est lutte incessante dès lors qu'on ne plie pas devant le Veau d'or, alors il revient au poète de faire du disparate d'une existence le matériau ébloui d'une fresque. Musique!

"Notre destin. / En ce temps-là nous construisîmes notre foyer / Sur le vent / nous ne marchâmes que sur l'abîme / dormions, toujours / Dans un immense lit oscillant parmi les étoiles polaires. / En ce temps-là nous inventâmes l'atlas du désastre imminent; / Découvrîmes les langues enterrées cachées sous la douzième côte – / Les blagues lumineuses du Cardinal de Lower Mombasa ; / projetâmes / (Rien que sur des plans astraux, il est vrai) les structures psychiques / Des pianos à queue mécaniques qui broyaient Mozart à leur moulinette. / Que nous importait que les calendriers mexicains soient remplis de tentatrices / D'un autre siècle? / Que les abris antiatomiques soient pleins de lépreux, et que les banques / Soient lépreuses à force d'explosion monétaires? / Le lit avait fait demi-tour avec le monde / Mais nous étions toujours couchés plein nord tels des aiguilles de sang et d'os."

En ces jours où il est beaucoup, apparemment, question de poésie, délaissons les rives troubles des bardes à papa celtiques et plongeons dans le fleuve riche et prometteur où McGrath nous plonge tout entier, fort d'une générosité politique et d'un lyrisme terrestre hors du commun. Soyons cet "ami imaginaire" qui n'attendait qu'un geste – une geste – une lettre – pour communier avec le grand chant.

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Thomas McGrath, Lettre à un ami imaginaire, traduit de l'anglais (USA) et présenté par Vincent Dussol, éditions Grèges


lundi 29 janvier 2024

Les soupapes sexuelles de DeWitt

Vient de paraître dans la collection Vice Caché (éditions le cherche midi), le nouveau livre d'Helen DeWitt, l'auteure du Dernier Samouraï. Ou comment canaliser les pulsions des mâles au bureau… (Toutes les infos ici.)